Tuesday, December 27, 2016

Au revoir, Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Les vacances ont fini par arriver. La rumeur des couloirs l'annonçait à nos oreilles que le froid, le vent et la fatigue rendaient de moins en moins incrédules. Tout glissait dans la rivière du quotidien, véritable Chiers de notre vie qui passe sans se faire voir, sur la scène discrète de jours de plus en plus courts : nous perdions nos degrés en même temps que nos minutes de lumière, au point que le 17 décembre, déjà, aurait pu nous sembler une anticipation du solstice.

     Mais, hélas ! Si les congés sont souvent synonymes de grands départs, vous ignorez peut-être que quitter Longwy peut parfois causer une douleur aussi grande que d'y habiter, ou presque.

     J'ai parlé dans de précédents paragraphes de la douceur de l'amitié lorraine, qui est d'une qualité supérieure à celle du climat. L'amitié n'est bien sûr pas un plat comme les autres et elle a autant de multiples nuances que de rencontres écloses en partages ; André, Chantal, Sylvie et Michel ne s'apprécient pas de la même manière que Serge, Gérard et Alain, et les bières que s'offrent ceux-ci ont une saveur différente de celle des pizzas auxquelles s'invitent ceux-là. S'il est difficile de nier qu'il y a autant d'amitiés que d'amis, il est tout aussi difficile de ne pas remarquer que celles-ci ont par chez nous comme une sorte de gaieté souriante, de chaleur même, qui fait toute la particularité de son label local.

     Ces sourires, je vous l'accorde, vous les verrez à l'intérieur plus qu'à l'extérieur : il faut souvent franchir le pas d'une porte pour voir un lorrain sourire, car la laine d'une écharpe ou la demi-grimace qu'a semée sur son visage la fraîcheur de l'air du matin l'auront assez vite dérobé à votre regard. Ce petit coup de joie dans les fossettes se distribue plus généreusement sur les rivages de Californie, mais qu'à cela ne tienne, puisque le nôtre sait moins bien mentir que ne le fait néanmoins agréablement le leur. La sincérité et l'authenticité sont des qualités au moyen desquelles, nous autres lorrains, aimons à nous dédommager de celles que nous n'avons pas.

     La convivialité, en tout cas, n'a pas manqué au rendez-vous des fêtes hivernales par lesquelles nous nous initiions à la liberté de ces temps libres de fin d'année. Le premier jour des vacances, mieux, le soir même d'une journée que sa position de dernière rend toujours à la fois plus fatigante et plus légère, est toujours le plus charmant : le gâteau des deux semaines à venir est encore intact, tous les possibles sont ouverts, vous n'avez pas encore le frustrant sentiment d'avoir perdu un précieux temps libre ; et vous éprouvez à contempler l'entièreté de son gâteau frais avec la même satisfaction impatiente qu'un gastronome devant l'orbe idéal d'une tarte aux mirabelles toute chaude encore du four qui vient de donner à sa pâte son caractère si délicieusement croustillant.

     Ce jour est l'occasion ou jamais de partager le vin chaud, le pain d'épices, les gâteries du coin et les pâtisseries de l'Est que vous feriez mieux de ne pas confondre avec leurs équivalents allemands devant un lorrain. Notre grand goûter des vacances de Noël, auquel étaient conviés l'ensemble des membres du personnel du lycée, faisait revivre une tradition ancienne et forcément bonne, puisqu'elle associait les arts gastronomiques à ceux de la conversation. Il n'est pas jusqu'au Sapin feuilleté au Nutella (spécialité peut-être venue des Vosges ?) qui ne se fût invité à la table de ces réjouissances qu'il n'a inévitablement fait qu'intensifier.

     Vous parlez. Vous refaites avec un peu plus d'entrain et d'euphorie que d'habitude le monde de 2016 et cette année sur le point de finir. Et là, soudainement, apparaît un grand homme rouge, avec une barbe blanche, qui est à peine postiche puisque dépassent sous les boucles de ses poils chenus quelques mèches aux reflets roux. Après quelques cantiques laïcs mais propitiatoires à celui "qui [est descendu] du ciel", le choeur des lutins n'est pas long à se disperser pour attribuer à chacun l'un des innombrables cadeaux apparus sous le sapin de la grande salle de restauration de l'établissement. Merci, papa Noël, pour ce produit à bulles, qui m'a tenu occupé une bonne partie de l'hiver, et dont les globes frêles et luisants m'ont aidé à attendre avec un peu moins d'impatience le temps des boules de neige.


Les étranges décorations de notre mairie ; mais vive Longwy-bas !
     Vous ne pensez pas que tout s'est arrêté là ? Les occasions de faire la fête en Lorraine, de vraiment la faire, s'épuisent rarement avant une heure avancée de la nuit, et le pot de retraite qui commençait quelques rues plus bas, dans le lycée technique, se présentait comme le prolongement naturel de ces préliminaires sucrés, dans des flûtes à champagne.

     Le pot qui réunissait un nombre à peine moins grand de personnes que le goûter précédent (les murs de la petite salle craquaient) n'en était pourtant pas un comme les autres. Celui-ci n'était pas le prétexte trouvé pour faire un sort au pâté en croûte du frigo ou de la cave : non, il était réellement touchant. Marie fait partie de ces êtres exceptionnels à qui venir en avance au boulot n'a jamais plus fait peur que d'en partir en retard ; son travail impeccablement accompli s'accompagnait toujours de paroles aimables et d'attentions touchantes pour ceux qui avaient le plaisir de la croiser près du chariot à ménage. "C'était pour que tout le monde puisse travailler dans de bonnes conditions." J'aimerais que les quelques élèves qui se permettent de jeter des emballages par terre dans les couloirs aient entendu ses paroles.

     J'espère néanmoins ne pas vous tromper sur le ton de cette rencontre : c'était la joie d'un merci et d'un au revoir, non le pathétique d'un adieu. D'ailleurs, dans cette fête du dévouement et des souvenirs partagés avec les retraités revenus pour l'occasion, notre collègue a eu la chance de se voir offrir de magnifiques émaux ; j'ai pu avoir une vague idée de leur prix en demandant combien coûtait la soucoupe de tasse à café à 50 € aux ateliers de Longwy-bas : dans nos émaux, chaque pièce est un objet d'art. Ce soir-là, pendant quelques instants, ces imposants émaux ont été laissés pas loin du bord d'une table autour de laquelle des consommateurs de boissons apéritives discutaient avec l'ardeur et les gestes enthousiastes qui convenaient à la circonstance. Aucun malheur ne fut heureusement à déplorer, mais il est étonnant de voir comment, à Longwy, de petites choses peuvent parfois causer de grandes frayeurs.

     Vous ne pouvez pas imaginer l'intensité du dîner qui suivit (car le pot qui succédait au goûter fut suivi d'un repas) ; j'ai peine moi-même à me rappeler ses multiples rebondissements, et sa narration me demande presque un effort : mes souvenirs se perdent entre l'éclat de fous rires sans fin et la saveur des crevettes, huîtres, salades, avocats, fromages auxquels l'amertume de mes choix végétariens m'a conseillé de renoncer. Je ne me souviens que d'avoir passé un moment extraordinaire en compagnie de personnes fabuleuses.

     Là encore, de nombreux retraités, d'un âge parfois avancé, partageaient avec nous des plats que Byzance servait avec une égale diversité et une abondance comparable sur les tables de ses festins. Cette solidarité entre générations fait plutôt chaud au coeur : les anciens racontaient le temps où l'on déplaçait les machines du lycée professionnel pour organiser des bals ; les collègues actuels nous ont emmenés, dans le mystère de la nuit, jusqu'aux tuyaux de plomberie, aux panneaux solaires et aux ascenseurs que leurs élèves de l'enseignement technique apprennent à installer. Les professeurs des belles matières classiques ont toujours eu un complexe d'infériorité vis-à-vis des métiers manuels si résistants à leur maladresse de rêveurs. Sur les étagères des ateliers, des répliques du puits de la place Darche de Longwy-haut fournis par les imprimantes 3D du lycée ou l'habileté des apprentis : l'outil n'a-t-il pas, lui aussi, ses poèmes de fer ou de céramique ?

     Le lycée Alfred Mézières a donc plus d'une raison de fasciner. Je relaterai une autre fois la vie de cet archéologue originaire d'un patelin tout voisin de Longwy, qui a donné son nom à une rue dans, tiens donc, pas moins de cinq localités des alentours, sans compter Metz ou Nancy ; les maires à la recherche de gloires locales pour nommer rues et bâtiments peuvent remercier notre Alfred Mézières, mais n'en concluez pas trop vite de la minceur de notre hall of fame, facilement rattrapé par le courage de tant de lorrains qui ont sacrifié leur vie, leur village ou leur champ dans l'une des trois dernières guerres contre l'Allemagne.

     Le peu de personnes apparemment célèbres issues de Longwy est peut-être tout simplement à expliquer par le fait que nous n'en avons pas besoin : notre mystère d'un autre temps suffit à étonner les quelques passants. C'est ce mystère que j'ai lu, le temps d'une matinée, en me promenant dans les bois (si vous vous rappelez la chanson, cette simple phrase devrait vous faire frémir). Heureusement, le professeur documentaliste du lycée, fin connaisseur des environs, a accepté de m'accompagner dans ce quelque peu intrépide voyage dans le temps et la vie sauvage.

     La forêt de Longwy a plusieurs secrets. Le premier n'en est pas un : la frontière belge le traverse, et des pas trop hâtifs pourraient bien se heurter à l'une des bornes de pierre qui en matérialisent le tracé. D'un côté, "Belgique", de l'autre "France" ; c'est un des points de passage entre les deux pays que dénonçait un homme politique dans un récent débat télévisé : les gens du coin ne l'ont pas attendu pour jouer par ici aux douaniers et aux contrebandiers grandeur nature, quand l'Europe n'était pas encore une grande maison où l'on peut circuler d'une pièce dans l'autre.


Frites chères en deçà de la frontière... bon marché au-delà !
     Les chasseurs ont pensé à ce fait plutôt étrange : pas plus que les nuages radioactifs, leurs balles ne s'arrêtent aux frontières. Par conséquent, les chasseurs belges qui ont l'obligation de laisser des affiches sur les arbres pour annoncer le moment de leurs prochaines tueries, placardent heureusement aussi en France, de l'autre côté du chemin. Je suggère aux chasseurs de tout le territoire national d'en faire autant et de prendre un peu modèle sur nos voisins belgeophones.

     Vous tremblez, végétariens ? Prenez-vous la fuite, cerfs, biches et oiseaux ? Ne partez pas trop vite, car il n'y a pas que le faine des hêtres que vous pourrez vous mettre à écosser comme des enfants pour vous nourrir : le coprin chevelu, l'ail aux ours, s'ajoutent à la menthe et aux autres essences qui continuent à pousser du côté d'anciens jardins ouvriers, tous rendus à la nature. Leur talus s'est affaissé ; il reste peu de débris de métal rouillé : seulement de grands tapis de menthes que cette forêt somme toute assez gourmande a laissé s'éparpiller. Je vous promets par contre que le poil à gratter, sous les groseilles, se trouve ici suivant un processus entièrement naturel.

     La voix off d'un guide de l'ONF dans un documentaire vidéo vous ferait assez justement remarquer les quelques massifs de sapins qui détonnent dans cette forêt à feuilles caduques : les usines ont consommé des quantités non négligeables de bois, en tentant parfois de remplacer une ressource qu'elles épuisaient, au moyen de ces arbres qui ont la pousse rapide. Des couloirs de brique moussue révèlent d'ailleurs la présence passée d'une usine au beau milieu de la forêt : de l'autre côté du tunnel, les pieds dans l'eau, vous retrouverez ces murs éventrés qui ont tenu des poutres, servi d'entrepôt au charbon, de repaire, peut-être, à quelques gamins enclins au cache-cache ou à de dangereuses escalades. Non loin de là se tenait aussi une mine dont le ventre, par précaution, a été rempli d'eau : plus personne ne peut aller y fouiner ; sous les éboulis du terrain, on ne voit plus que son sas de béton.


Ces murs furent ceux d'une usine.
     Comme si la frontière avec la Belgique était plus qu'une démarcation administrative, cette forêt contient des sources : une baignoire à peine rouillée, lucidement placée sous l'une d'elles, rappelle que, si l'envie vous prenait, vous pourriez vous y rincer les pieds à l'eau claire – preuve, s'il en était encore besoin, que la nature prodigue gracieusement ses bienfaits à ceux qui tendent vers elle un orteil. Mes chaussettes à moi se trouvent sur une cheminée : parti aux quatre autres coins de la France, autour de dîners de famille, j'essaie de convaincre qui veut bien l'entendre que Longwy existe bel et bien. Le plus important n'est-il pas d'y croire soi-même ? Dans quelques jours, je partirai avec des amis fêter le nouvel an à Dublin ; mais si les vacances se terminent un jour, croyez bien que je ne manquerai pas de retourner dans cette ville pour laquelle je commence à avoir presque de la tendresse et d'y crier, d'une voix d'airain durcie par le froid et trempée dans le lourd hydroxygène du brouillard : Longue vie, à Longwy ! 


L'un des trois réservoirs de Longwy-haut, fier de nous

Tuesday, December 13, 2016

Brumeuse grimpette

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Depuis quelque temps, Longwy vit une transformation que ne saurait expliquer que la magie de Noël approchant. Notre brouillard, semble-t-il, n'a jamais été aussi épais, aussi dense. La cape blanche remplit les rues, nous dérobe les vues panoramiques du haut de la grimpette sur Longwy-bas et nous fait avancer dans un mélange de tâtonnement et d'émerveillement. Il ne manque plus au pont immense qui franchit la vallée de la Chiers que d'être rouge pour faire de nous un authentique San Francisco de l'Est, sans océan et sans hippies de droite.

     On vous a peut-être parlé des chutes de températures. Comme par une prédestination à la Lorraine, j'avoue ne pas y être très sensible et ne pourrais vous renseigner sur ce point. Je pardonne volontiers à un climat qui ne pleut pas ou que peu ses écarts de degrés saisonniers.

     Du reste, ces escaliers noirs où l'on s'enfonce le soir parmi les spectres d'une brume épaisse dans le plus romantique et le plus mystérieux des tableaux de Caspar David Friedrich, ont bel et bien, le matin, la féerie d'un palais d'argent. Le givre repasse d'un fin crayon blanc le profil des brindilles dont les bouquets ornent les arbres et le bord du chemin. Bientôt la scène s'anime du soleil de dix heures, encore doux et frais, et les particules de givre entonnent dans les menus craquements de leur chute une chanson naturelle qui semble vous dire quelque chose comme : "Vous voyez bien que notre pays a des charmes !"




     Cette magie naturelle se retrouve dans les contes et certaines traditions que l'on perpétue dans l'Est de la France. "Monsieur, c'est bientôt la Saint-Nicolas !" pouvait clamer la bouche innocente de certains élèves aux oreilles de professeurs en train d'éprouver leur première fin d'année loin du frou-frou des vagues méditerranéennes et du ciel clair du Midi. Il est vrai que l'histoire de trois petits enfants égarés dans le froid et frappant à la porte d'un boucher barbare fournit un meilleur terreau d'identification à la jeunesse de l'Est qu'à celle du Sud ; il faut bien la fraîcheur de notre vent oriental de fin d'automne pour se sentir légitimement recevoir la compensation du chocolat ou des bonbons.

     Saint-Nicolas, évêque de Myre, dans l'actuelle Turquie, est saint patron de la Lorraine depuis la fin du Moyen Âge. L'histoire sainte n'a pas peur des paradoxes : c'est aux alentours de Metz que le perspicace héros barbu sauva les trois enfants du bac à viande, en une fable, je me plais à le croire, avant-courrière du végétarianisme. La basilique de Saint-Nicolas-de-Port conserve la preuve irréfutable de ce passage en l'espèce d'une relique, celle du doigt de l'évêque salvateur, qui donne à sa ville l'occasion d'une procession. Nancy se pare de lumières, de chars et de déguisements, mais baptise aussi son marché de Noël "fêtes de la Saint-Nicolas" du nom de cette fierté locale, quoique plutôt messine.

     L'atmosphère de fête et le besoin de repos se prêtent bien aux réunions conviviales, aux tablées innocentes anticipant les plus grands festins de la fin du mois. Si vous n'avez pas encore goûté le munster géromé, le montagnard des Vosges ou une sorte de gouda rouge, empochez une bouteille de vin gris pour vous inviter à l'une des originales soirées de quiches lorraines, coiffées de chou, dont le dessert -si vous avez encore faim- sera immanquablement la légèreté d'une madeleine à la mirabelle de Commercy. Les petits bretzels salés de l'apéritif, infidélité au terroir local, n'auront pourtant pas manqué de croustiller comme il le faut. Vous voyez bien qu'on peut vivre heureux à Longwy-bas.




     Cependant, puisque les lutins du grand barbu ne font pas tout le travail, il peut arriver de remonter à Longwy-haut, le temps de quelques emplettes. Je frémis du kitsch des cartes de vœux proposées à l'envoi et de l'idée qu'elles donneront de Longwy : difficile de trouver une image qui ne brille pas, sans paillettes ou dorure cartonnée ! Les figures de dessin animé le disputent aux simili-peintures d'images décaties qui ne furent jamais à la mode, et je ne peux m'empêcher de créditer les longoviciens d'un meilleur goût que cela.

     La galerie commerciale (j'ose l'appeler ainsi) de Longwy-haut, sous l'un de nos trois châteaux d'eau, à défaut de cadeaux d'un intérêt réel, propose à peu de frais l'occasion rare d'un voyage dans le temps. En face de deux ou trois boutiques souvent fermées, la halle Vauban abrite deux supermarchés dont l'un, fermé le midi, n'accepte la carte bleue qu'au dessus d'une certaine somme, et l'autre, alimentaire, est réputé pour ses promotions et ses têtes de gondole où le nombre d'achats, toutefois, est limité, pour qu'il y en ait pour tout le monde.

     Au détour d'un rayon -ou, je l'avoue, d'une tête de gondole-, une personne aimable engage avec moi la conversation pour m'informer du paquet de huit escalopes de poulet pané qu'elle a trouvé en promotion ailleurs dans le magasin. Je la remercie poliment sans être en mesure de fournir une autre astuce en retour, et en concluant discrètement qu'après tout, je mange peu de viande... Les blousons, les moustaches, les pulls, la lumière jaune des lampes, les étiquettes de prix réduits et surtout, les légumes qu'il faut peser soi-même sur la balance avant de passer à la caisse, constituent une plongée formidable et fascinante dans les années 1980.




     Longwy-haut a aussi son marchand de légumes, et même de fruits. Comme dans les pays où ces matières sont rares, le maraîcher, ou l'importateur, présente ses bijoux de fibres et de vitamines avec la précision et le goût d'un œnologue des matières végétales. Une mandarine ? Préférez-vous la douce amertume de la Corse, le sucre de l'Italie, l'imperceptible acidité espagnole ? Un chou ? Rouge, blanc, en géométrie fractale, de Belgique ou du Luxembourg ? L'ananas aussi existe de toutes les formes et de toutes les tailles, de tous les niveaux de sucre même, bien qu'il ne soit pas cultivé par chez nous.

     Un autre fait me laisse songeur, dans le monde, nouveau pour moi, de la consommation lorraine : les vendeurs, les caissiers ont une fâcheuse tendance à répéter "s'il vous plaît" quand vous passez devant eux. "S'il vous plaît quoi ?" m'arrive-t-il de me dire en mon for intérieur. Une connaissance belge m'a un jour confessé que cela avait le mérite d'inciter fortement les gens à dire merci ; cependant, la coutume va parfois si loin que des commerçants très polis finissent par me laisser l'impression que c'est moi-même qui leur vends quelque chose. On appréciera, en revanche, le bonjour général que les Lorrains adressent quand ils entrent dans un restaurant, à moins que ce ne soit un trait de politesse provinciale en général.

     Pour ma part, j'ai déjà fait ma liste de vœux au dieu de la société de consommation (le père Noël). Tout en haut trône le titre d'un polar écrit par un certain Didier Daeninckx : Play-back. Je promets de vous livrer un jour le compte-rendu de ce "petit polar sympa qui fait passer un après-midi pluvieux", pour citer un commentaire sur Amazon, car voici comment commence la quatrième de couverture : "Dans une petite ville sidérurgique de l'Est où les hauts-fourneaux se sont arrêtés, la misère prend à la gorge à chaque coin de rue. Patrick Farrel, un écrivain désargenté, accepte de..." Vous avez deviné de quelle ville l'éditeur soucieux de laisser planer un voile de mystère n'a osé mentionner le nom.

    Longwy serait donc une ville à polars. La semaine dernière, croyant entendre la police et une course-poursuite telle que les Américains aiment en retransmettre à la télévision au moment des informations, la curiosité est parvenue à me faire ouvrir discrètement la fenêtre : le petit train de Noël, avec son traîneau lapon et ses rennes en LED, traversait la ville avec des sirènes stridentes qui pouvaient bien rappeler le signal de la relève à l'époque des trois huit ou les alertes aux catastrophes naturelles. Suis-je bête ! Moi qui ai déjà parlé des décorations de fin d'année à Longwy, des bonshommes de neige en guirlandes colorées, des étoiles filantes électriques et des branches de houx lumineuses, j'aurais pu m'attendre à leur équivalent mobile et sonore.




     Il fut un temps, d'ailleurs, où l'approche des fêtes pouvait donner lieu à des cérémonials à même de dilater d'admiration plus d'une pupille enfantine. Longwy-bas avait ses deux cinémas, qui sont aujourd'hui deux ruines : aux frais des usines sidérurgiques, les enfants d'ouvriers venaient y découvrir la nouvelle adaptation d'Astérix ou de Tintin et Milou au grand écran du Rex ou du Longwy palace. Enfin, pour qu'on soit sûr que ces jeunes êtres crussent à père Noël dur comme fer, ces séances étaient généralement suivies des distributions de cadeaux, apparus comme par un effet de la magie lorraine au milieu d'un goûter de pains d'épices et de jus d'orange.

     J'ai remarqué avec tristesse que le Carrefour Market ne vendait pas de chocolat, et c'est encore vers le supermarché Vauban que j'ai dû me replier pour pouvoir partager des papillotes avec mes camarades longoviciens. Leurs devinettes de papier glacé, dont le ton approche celui de la plaisanterie, fournissait une douce consolation, et je sais désormais que la dragonne n'est pas la femelle de l'animal du même nom. Qu'il me soit permis de me considérer comme initié à l'humour lorrain et de déambuler dans ses rues sans le complexe de l'immigré récent.

     Le sapin de la place Darche, à Longwy-haut, jouit de la compagnie de quelques acolytes parés de guirlandes bleues. Ensemble, ils veillent sur la plus belle mise en abyme qu'on pouvait faire pour préparer ces fêtes : non pas une crèche avec un bœuf et de la paille, mieux, une reproduction de la citadelle de Vauban, entière et quelque peu schématisée, avec son église, sa mairie et son puits. Je le dis sans ressentiment, mais le sapin de Longwy-bas n'a pas reçu l'honneur d'abriter une telle maquette.




     Tous les rêves ont une fin : alors avant de redescendre dans la ville basse, pourquoi ne pas s'offrir le frisson contemplatif d'un passage nocturne par la porte de France des remparts de Vauban ?

     Ainsi, nous voilà sur le pont qui permet de franchir un fossé de dix mètres ; rien n'éclaire notre champ de vision que la lune et les dernières clartés qu'elle fait paraître dans le ciel à travers les nuages ; les arbres majestueux de la lunule fortifiée découpent leur haute silhouette hérissée de branches sur le ciel d'un bleu nocturne ; le calme et l'absence de lumière artificielle permettent d'apprécier la beauté du conte fantastique de ces vieux murs lorrains.

     L'abrupte grimpette s'offre dans le prolongement de la forteresse, dernier rempart avant l'abîme de Longwy-bas. Dans quelques instants, je replongerai dans le nuage de brouillard impénétrable à l’œil même des curieux les plus aiguisés. Je m'engouffrerai au sens propre dans l'escalier à l'existence duquel le noir vespéral rend encore moins aisé de croire, mais qu'à cela ne tienne, puisque sont heureux ceux qui croient sans voir vu ! C'est un étourdissement mêlé de prudence instinctive ; pourtant le temps, que l'on trouvait déjà bien lent, s'arrête : la voilà, l'éternité lorraine qui nous fait murmurer encore, au moment où nous demandons à notre lit de nous reposer pour une nuitée d'un froid qui se fait de plus en plus malignement chatouilleur : Longue vie, à Longwy !






Tuesday, December 6, 2016

Dix avantages paradoxaux de la cité des émaux

      Tout d'abord, les classiques, les avantages qui ne sont plus à prouver et auxquels, par conséquent, nous ferons un sort dans cette seule première rubrique : le prix des loyers, de l'essence luxembourgeoise et du chocolat belge, la dimension internationale du lieu, et l'on pourrait presque dire la citadelle, même si ce n'est pas à proprement un avantage matériel (vous vous souviendrez néanmoins de ses fossés en cherchant un terrain de footing dans les environs; vous en aurez vite fait le tour, mais je doute qu'avoir salué les chèvres et des remparts de trois-cents trente-quatre ans vous laisse l'impression d'avoir perdu votre temps).

      L'eau fraîche au robinet. A Paris, vous vous lamentez peut-être du calcaire qui souille votre verre à brosse à dents; phobiques à juste titre, vous passez l'eau au filtre d'une carafe spécialisée; vous confiez à vos cocktails des glaçons parfois plus gros que des icebergs, en exagérant à peine – mais la quantité d'eau dans les cocktails affaiblit quelque peu cet argument- toujours est-il qu'à Longwy, versez dans votre eau un mince filet de grenadine, ou de sirop biologique du commerce équitable sans gluten au fruit de la passion, et vous voilà à Miami, en train d'écouter les Beach Boys sous un parasol en simili paille comme sur les cartes postales. La fraîcheur de notre eau est légendaire.

    La qualité de l'électroménager. Allez savoir pourquoi, les radiateurs ici sont d'une efficacité redoutable; n'allez pas trop vite en tournant la manivelle, vous pourriez avoir une mauvaise surprise analogue à celle qu'ont ceux qui sous-estiment la puissance de leur grille-pain; car oui, pour le dire en un mot, ces radiateurs seraient presque une raison de vous faire apprécier la fraîcheur du robinet, voire, vous faire réclamer des douches froides à la pomme que vous agitez au-dessus de votre tête le matin. Ce n'est pas sans nostalgie que j'ai une pensée pour toi, petit radiateur à la chaudière au gaz bruyante de mon appartement de Montpellier.

     L'entraînement aux conditions climatiques extrêmes. Il paraît que c'est encore l'automne. Bon. Tout à l'heure, au supermarché, j'ai entendu quelqu'un qui parlait de canicule, en comparaison des jours à venir. En attendant, vous avez intérêt à bien vous entendre avec vos gants, bonnet, écharpe, manteau, ainsi qu'avec le vent, le froid qui congèlerait vos poumons si vous osiez respirer de manière un peu trop gourmande, le brouillard, tout blanc, que vous traversez à l'aveugle comme dans les films de guerre et les dessins animés sur le pôle Nord. C'est dans l'obstacle, la difficulté, l'adversité, même, que la vertu, le courage grandissent; c'est peut-être ce qui donne aux Lorrains ce caractère un peu renfermé au premier abord, mais en réalité fiable et déterminé.

      La place dans le frigo. Eh oui, il est certain que les premiers jours de votre emménagement (futur) à Longwy, vous n'aurez pas forcément de réfrigérateur à portée de main, n'ayant pas encore obtenu tout ce qu'il fallait pour étoffer votre home, sweet home longovicien. N'ayez crainte : le rebord de la fenêtre, que je vous souhaite large, nombreux et bien exposé, saura accueillir les quelques denrées qui en auraient besoin, ou qui n'auraient pas trouvé place dans un garde-manger déjà bien approvisionné. Mais gare ! Car une fois quelques mois passés, la saison a changé, et voilà votre nourriture mise dans l'équivalent naturel du congélateur.

     La chaleur naturelle. Que de froid, me direz-vous, dans ces premiers avantages. Oui, c'est vrai, mais vous vous réchaufferez en montant la grimpette, chaque matin, en semaine pour aller au travail, et le week-end pour le plaisir, pendant votre footing, aussi vrai qu'il est difficile de s'en lasser. Bien sûr, à vos premières courses, vous ferez une pause au milieu, vous la finirez en marchant; puis, très vite, après quelques semaines d'entraînement, vos cuisses ne verront plus la différence entre montée et descente, ou presque. Cet avantage est l'apanage des bas-longoviciens, auxquels je me flatte d'appartenir.

     Le temps disponible. A Montpellier, Paris ou Duisbourg, vous vous êtes sans doute inscrit à une salle de fitness à laquelle vous n'allez pas tous les week-ends; certes, vous irez bientôt, le mois prochain, pour vous rattraper, et faire toutes vos séances en retard d'un coup, parce que là vraiment, vous étiez débordé et que... bon... fatigué quoi... A Longwy, en dehors du cinéma, peu de distractions. Plus d'excuses, et surtout, plus besoin d'excuse : la salle de fitness occupe votre solitude et comble votre besoin de mouvement. Voilà une occupation saine et profitable à Longwy. Cela n'a pas un rapport direct, mais je comprends mieux maintenant pourquoi le champion du monde d'haltérophilie a été plusieurs fois un Albanais.

     Le calme. Vous ne savez pas encore si vous avez la voc' (oui, je parle de la vocation monastique) ? Un stage à Longwy vous aidera peut-être à mener à bien votre discernement. Longwy est une retraite, un pays calme où les gens restent ou ne passent pas du tout; nulle autoroute, nul hub, point d'essais nucléaires ni, pire, de soirées étudiantes ou de voisins aigris. Le calme coule au robinet, par les portes, dans les rues, sur les places. Certains disent un peu vite “ville morte”; certes, les usines ne chantent plus, les hauts-fourneaux se sont tus, mais pourquoi ne pas apprécier un peu ce calme, pourtant si rare à l'époque ultramoderne et technologique où nous vivons, véritable ère de pollution sonore s'il en fut ? N'oublions pas que ce calme est synonyme de lecture et de sieste.

     Le trésor caché. Puisque les gens de France ne sont que peu au courant des avantages de la cité des émaux, ils n'ont pas l'audace de demander le lycée de notre ville sur leurs fiches de mutations académiques de l'Education Nationale : ils se ruent sur les lycées de centre-ville pour enseigner aux élèves de la bourgeoisie provinciale aux yeux que prépas et grandes écoles font déjà briller. Ils n'ont pas compris qu'en arrivant dans un lycée moins convoité, ils auraient pu avoir plus facilement les élèves charmants d'excellentes classes, qu'ils auraient mis quelques années et quelques points à obtenir dans un établissement plus prestigieux de Nancy ou de Metz. (Par avance, pardon pour le côté technique et un peu happy few de ce paragraphe.

     Le dépaysement. Le plus grand avantage, sans doute, ou en tout cas le plus profond, de notre belle cité lorraine. C'est d'abord, quand vous y arrivez, un décentrement spirituel : la vie ici est à un autre rythme, et surtout une autre époque. Les vieux bâtiments vous rappellent que les années 30 ne sont pas si loin (moins loin qu'à Lyon ou à Marseille), et vous sentez la densité d'un passé métallurgiste dans l'architecture comme dans les souvenirs des quelques témoins avec qui vous avez eu la chance de discuter. Ensuite, quand vous rentrez à Paris (si cela vous arrive, de temps en temps), vous voyez tout d'un autre oeil : vous vous rendez soudainement compte qu'il y a du monde dans les rues, que les bâtiments sont nombreux et même grands, vous comprenez tout à coup les touristes japonais ou brésiliens; vous appréciez encore plus Montpellier, vous trouvez les villes de province grandes et animées. Pour ma part, ce ne serait pas mentir que de dire que je dois à Longwy d'avoir rafraîchi mon regard sur notre beau pays, pour ne pas parler du reste du monde, qui semble valoir aussi le détour.



Tuesday, November 29, 2016

Querelles de clocher

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     A ceux qui ont fait leurs premiers pas dans l'automne de Longwy le coeur serré et en grinçant des dents : je veux vous dire : n'ayez crainte. Les couleurs variées d'une saison plus jeune, l'émerveillement lié aux arbres parés d'impressionnismes et de patchworks naturels s'effacent pour laisser apparaître un tableau plus dépouillé certes, et même, par certains côtés, plus aride, mais aussi plus sublime.

     Quand les nuages, la pluie et le vent offrent au ciel le cadeau de leurs plus belles infidélités, les Longoviciens n'auraient pas tort de se souvenir alors de la Californie, ou du moins de la Suède et de ses grandes lumières du Nord, qui inondent les paysages de leurs printemps encore froids. Quelle clarté, quel calme nous a offerts parfois le temps, auquel il est toujours difficile de ne pas rendre hommage en commençant cette chronique ! Aussi vrai qu'il entre pour beaucoup dans la grande alchimie, mystérieuse et complexe, dont se constitue l'âme paradoxale de Longwy.

     Bien sûr, le plus souvent, c'est le brouillard qui est notre lot quotidien. Le brouillard, non pas le brouillard tel que vous le connaissez, celui des feux de brouillard qu'on confond avec les brises marines ou la vapeur couchée sur les étangs de vos villes nouvelles. Chez nous, il s'agit d'un vrai brouillard, tout blanc, qui porte bien son nom : vous n'y voyez pas plus à travers que dans la pollution chinoise ou l'air dense des saunas ; il a avec ces derniers une différence de température, mais aussi de pureté, et le plaisir que nous avons parfois à nous noyer dans la fraîcheur de ses pâles extases anime souvent en nous les paroles d'une chanson de Michel Berger que vous connaissez peut-être intitulée "Le paradis blanc."

     Le soir, si le brouillard, la cape blanche, comme on appelle dans le coin cette formation météorologique qu'on ne trouve après tout presque pas ailleurs, si le brouillard s'est éteint, vous recevez la grâce de découvrir un tableau que vous ne trouverez pas moins enchanteur, à condition peut-être d'avoir été sensible aux contes de votre enfance, et de trouver encore aux mots de bûcheron et de cheminée comme un petit air discret d'Hänsel et Gretel : du haut de la grimpette, vous apercevez d'un seul coup d'oeil les toits qui fument sur Longwy bas, tout en vous réjouissant par avance d'une immersion imminente dans cette odeur de feu de bois mêlée d'un peu d'humidité fraîche – tableau que, avouez-le, vous ne croyiez possible que dans les dessins animés et les coloriages pour enfants.

     La difficulté du quotidien n'est donc pas avare de compensations esthétiques prodiguées par la nature. Cependant, il ne serait pas saugrenu, aux fins de semaine, de se promener, de garder l'esprit ouvert et de sacrifier quelques jours dans le giron de Longwy pour découvrir d'autres contrées, comme l'Alsace, notre soeur jumelle de la région Grand-Est. (Vous verrez plus loin dans cette chronique avec quelle naïveté je me flattais alors de faire preuve d'ouverture d'esprit en ne dédaignant pas la compagnie de l'Ille et du Rhin.) Strasbourg était l'endroit tout indiqué pour ce type d'escapades : le marché de Noël allait ouvrir ses portes avec ses cabanons de bois verni.

     SNCF, me permets-tu de t'insulter, en guise de préambule au récit de deux journées agréables dans la capitale alsacienne ? Tout d'abord, j'aimerais savoir pourquoi le trajet Metz-Longwy est plus cher dans tes billetteries que Longwy-Strasbourg avec Blablacar ; les distances sont pourtant hors de proportion, et j'ai la faiblesse de préférer la conversation avec une personne aimable aux rudes sièges du car sous-traitant auquel tu confies la mission de remplacer le train. Tu me répondras peut-être qu'il y a dans ce car autant de gens que dans deux ou trois véhicules de covoiturage et, grrr, tu as un peu raison. Mais est-ce seulement pour des raisons budgétaires, ou aussi pour punir les fonctionnaires dévoués ayant eu la curiosité volontaire, ou presque, de venir s'intéresser à la mission de l'Education Nationale dans le Pays-Haut lorrain ?

     Coupons court à la polémique : certes, la SNCF devrait fournir un service public et cette entreprise nous appartient, mais sans ses imperfections nombreuses, l'idée si sympathique du covoiturage n'aurait peut-être pas connu autant de succès.

     Nous voilà donc à Strasbourg, et la conversation avec le jeune professeur du lycée français de Luxembourg en route vers Stuttgart laisse place au spectacle des colombages. Vous vous attendez peut-être ici à des tartes à la crème sur les cigognes, le münster et la coiffe alsacienne caractéristique nouée en son centre ; alors je préfère évoquer le côté alternatif, ou en tout cas étudiant, de la ville. On se perd, dans les rues de ce Montpellier de l'Est, pleines de jeunesse, de bars et de rires au charme desquelles un bobo résisterait difficilement. Comme dans cette autre ville, l'ancien se mêle au plus moderne, et le punk en blouson ne craint pas le froid pour son crâne.

     Sous la cathédrale rouge à une tour, les touristes se pressent dans les rues, devenues piétonnes, pour devenir des clients. L'Ille, cette partie centrale de la ville, est remplie de baraques de planches et de guirlandes lumineuses : voulez-vous un santon, un bretzel ? Un vin chaud ou un jus d'orange chaud (car pourquoi ne pas faire comme Papa) ? A moins que le petit manège de bois tournant par la magie d'une chaleur de bougie ne vous ait déjà inspiré un moyen de commencer dès novembre à vous affranchir du fardeau des cadeaux de Noël (j'ai toujours milité pour un Noël exclusivement gastronomique). La place Kleber arbore son gigantesque sapin, les bâtiments publics reçoivent des projecteurs colorés, et des vélos chargés de LED multicolores traversent parfois la ville.

     C'est sympa, Strasbourg. La ville se prête davantage au couchsurfing que Longwy (je rappelle à ceux qui viennent d'arriver dans le XXIe siècle que c'est un système d'accueil de voyageurs gratuit). Cependant, depuis que j'ai lu Barthes, j'ai tendance à me méfier des préjugés : le "joli", le "sympa", ne sont-ils pas des concepts à déconstruire, au même titre que le "pittoresque" petit-bourgeois des guides de voyage ? Longwy, quant à elle, est un peu une pierre de touche qui permet de distinguer le voyageur du touriste : en affrontant sa rudesse, vous révélez votre capacité à oser, à sortir de votre zone de confort, comme on dit, ou à vous frotter aux souvenirs difficiles du monde ouvrier et syndicaliste -avec, il est vrai, la consolation de l'essence au prix luxembourgeois.

     Toutefois, cet amour de ce qui est pauvre, déchu, un peu brutal et isolé, les Alsaciens ne l'ont pas, du moins ils ne m'en ont pas donné la preuve. Camarades lorrains, je dois vous faire part d'un scoop : les Alsaciens nous méprisent ! Tout de suite, en arrivant à Strasbourg, j'ai senti dans l'habillement, dans les silhouettes même, une élégance qui avait quelque chose de franchement parisien, avec toute la diversité de nuances que peut revêtir ce terme. C'est vrai, les gens prennent un peu plus soin d'eux que chez nous, pour ce qui est de l'apparence en tout cas, à moins que ce ne soit qu'un effet de la différence entre grande ville de province et toute petite ville.

     Un de nos grands écrivains donne pourtant tort aux Alsaciens : Maurice Barrès écrit à propos de son pays natal vosgien, dans un livre au titre évocateur publié l'année d'inauguration de la tour Eiffel sur laquelle se trouvent des poutres fondues dans l'acier de Longwy : "C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit." (Il faut avouer qu'on sent, dans ces lignes de L'homme libre, le vocabulaire d'une autre époque.) Lorraine – Alsace : un – zéro.

     Faut-il s'appesantir aussi sur la gastronomie ? Je suis prêt à décliner la liste des plats dans lesquels nous sommes capables de glisser de la mirabelle, mais il me suffira de me moquer du bar de centre-ville dans lequel nous avons passé la soirée et qui dès 22h, n'avait plus ni pain, ni frites ! S'il vous plaît, mangez votre charcuterie sur de la brioche, non mais oh. Mais je suis bon prince, et je reconnais la qualité de leurs bières, surtout quand elles sont dégustées entre amis, et que l'on joue au cochon qui rit pour se consoler des rondelles de saucisson auxquelles il a fallu renoncer faute d'accompagnement (à ce propos, n'oubliez pas un détour par www.lecochonquirit.fr, c'est à se plier de rire).

     Il est facile de voir dans cet inconfortable mépris un symptôme de frustration analogue à celui dont témoignent les blagues que certains de nos compatriotes (non, non, pas moi) osent raconter sur les Belges : ces plaisanteries faciles me paraissent le ressentiment assez évident d'une jalousie pour un pays qui paie moins cher un chocolat meilleur, prépare généralement mieux que nous un plat que les Américains appellent encore French fries et sert aux fonctionnaires européens une bière plus réputée que celle de beaucoup de nos brasseries, qui égalent rarement nos vignobles.

     Mais si seulement les rivalités s'arrêtaient à la sortie des assiettes ! On déguste à Strasbourg un manala qu'on ne peut appeler, un peu plus au Nord, sous peine de menaces, que mannele (vous savez, le petit bonhomme en brioche) ; le Haut-Rhin ne veut rien avoir à voir avec le Bas-Rhin, et l'alsacien de Mulhouse ne se parle pas comme celui de la ville à colombages (ce n'est pas comme parler castillan à un Barcelonais, mais il est permis de penser à la comparaison).

     Malheureusement, ce goût pour les querelles de clochers n'épargne pas la Lorraine. Je fais savoir à ceux qui lisent cette chronique de l'extérieur (je veux dire de l'extérieur de la Lorraine), que Nancy et Metz se détestent. Les deux grandes villes ont une histoire différente : Metz nous a été en grande partie construit par les Allemands, Nancy est presque une ville nouvelle du XIXe et du début du XXe siècle ; la construction de l'autoroute de Paris dans les années Pompidou fut l'objet de grands débats. Le rectorat d'académie se trouve à Nancy ; Metz fut la ville des garnisons ; son centre Pompidou nargue de sa modernité le patrimoine Art Nouveau dont se flatte l'autre cité.

     Ce n'est pas sans tristesse que j'entends parfois parler à Longwy d'une telle forme de repli sur soi. J'ai eu vent d'une Meurthe-et-Mosellane que les liens du mariage avaient unie à une famille de Moselle : même des années après, cette alliance du 57 et du 54 était perçue par certains comme une forme de métissage, qu'on tolérait, mais qu'il était de bon ton de faire remarquer dans les dîners de famille. Je pense aussi à ceux qui, ayant suivi leur lycée à Longwy, ne rêvent que d'étudier à l'IUT de la même ville. Allons ! Le monde est-il si petit qu'il faille s'arrêter à la frontière de son champ ? Je sais que dans certains cas, ce ne sont que stratégies pour s'en aller travailler au Luxembourg, mais faut-il pour cela dédaigner d'autres villes françaises ? Longwy, c'est bien, mais vous conviendrez peut-être avec moi qu'il y a d'autres villes intéressantes en France.

     Et puis, on a beau aimer, ce n'est pas toujours pratique, notamment sans voiture ; on peut voir dans cette difficulté à s'éloigner, soit un motif pour faire l'intégralité de sa vie ici, soit une excuse (un prétexte !) pour quitter la ville à tout jamais. Mais franchement, est-ce que les rues soudainement colorées par les décorations de Noël nouvellement installées vous donneraient envie de partir ? Bon, un peu, nous sommes d'accord : les boules multicolores dans les tilleuls de la place Darche ressemblent étrangement à celles des fêtes foraines estivales, et les pères Noël en LED des années 1970 ne sont pas tellement de mon goût (j'ai ce snobisme, et pourtant je ne leur nie pas un certain charme paradoxal). En tout cas, s'il est une devise avec laquelle s'accordent peu les pyromanes qui, paraît-il, on tenté de mettre en péril un lycée des environs qui par un malheureux hasard pourrait bien se trouver être le leur, c'est bien : Longue vie, à Longwy !

Tuesday, November 22, 2016

Dictionnaire des idées reçues de Longwy



Auchan : aller faire ses courses là-bas, surtout si l'on est luxembourgeois.

Brouillard : c'est pour ça que vous avez perdu vos clés.

Citadelle : il vaut mieux avoir tort avec le mot citadelle, qui est plus joli, que raison avec forteresse, qui est plus exact mais fichtrement moins élégant.

Douaniers : leur expliquer que vous fumez beaucoup.

Émaux : les seules assiettes dans lesquelles on ne mange jamais (elles décorent à merveille la salle à manger).

Famille : alibi imparable pour justifier votre présence à Longwy (voir aussi l'entrée "Mutations de l'Education Nationale").

Grimpette : être fatigué quand vous arrivez en haut; si vous ne haletez pas, on pourrait vous soupçonner d'avoir commencé au milieu.

Hiver : exprimer son impatience qu'il finisse, même avant qu'il ait commencé.

International : rappeler cette qualité inattendue de Longwy dans les conversations.

Jeunesse : se féliciter de l'arrivée de nouvelles générations quand l'occasion se présente.

Kebab : rester politiquement correct.

Loyer : ne pas oublier de mentionner aussi cet avantage objectif de la cité des émaux à la fin d'une conversation, un des rares qui soit à même de susciter une authentique jalousie.

Musique : raconter que les ouvriers ont enlevé Johnny Halliday et que le nom de la ville est cité dans une chanson anarchiste de Renaud (oui oui oui).

Neige : se plaindre du fait qu'elle vous empêche de vous rendre jusqu'à votre lieu de travail (et mince alors).

Oubli: rappeler que Longwy, ancien fleuron de la métallurgie lorraine, était autrefois connu dans la France entière, ce que, puisque vous avez moins de trente ans, vous avez découvert en arrivant ici. 

Peur : faire un récit saisissant de votre traversée du pont-levis Vauban l'autre nuit, précédant une descente courageuse par les facilités pédestres : était-ce bien le vent, ce petit bruit dans les feuilles sous l'ombre suspecte d'un grand arbre ?

Querelle : défendre bec et ongles votre gentille petite ville face à l'extérieur, même si vous vous surprenez parfois à la critiquer quand vous y habitez.

Rap : tournez vos clips sous la porte de France, c'est tellement plus classe.

Sidérurgie : Ah ! Regretter le bon vieux temps; regretter jusqu'à la pollution, le ciel rouge, l'air poussiéreux, le crassier, le travail pénible et dangereux : au fond, il n'est pas faux que c'était un savoir-faire, une légitime fierté que nous avons abandonnée aux ouvriers d'Extrême-Orient.

Temps : glisser de temps à autre des remarques désabusées sur le temps qu'il fait; et les jours où, par malheur, il fait beau : Ah, si seulement ça pouvait être comme ça toute l'année !

Utopolis : de temps en temps, profiter d'une évasion au cinéma.

Vauban : soyez fiers comme si vous l'aviez construite vous-même (la citadelle).

W : Dieu reconnaîtra les siens à la manière dont ils prononceront le G et le W du nom de notre ville (pour les âmes perdues, on dit : "Lon-oui").

XVIIe, XXe siècle : Vauban, métallurgie, nous sommes de toutes les époques. 

Y : Mexy, Lexy, ces longoviciens qui n'habitent pas à Longwy. 

Zut : vous n'y pouvez rien, la plaque de verglas était dissimulée sous un tas de feuilles mortes.



Tuesday, November 15, 2016

Longwy est ailleurs


La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Ailleurs, nulle part, autre part font partie de ces lieux si étrangement introuvables qu'ils ne sont jamais là devant quand on se met à parler d'eux. Les rares personnes qui sont allées ailleurs nous font des récits de cette contrée mystérieuse mais, en vérité, ne nous ont jamais emmenés que là-bas, plus loin ou par ici. Traverser à l'aveugle les brumes automnales de notre ville un mardi matin permet pourtant de saisir très vite le fin mot de l'énigme : ailleurs, c'est Longwy; et le premier est un peu aux noms communs ce que le second est aux noms propres.

     Ce n'est donc pas sans raison que je me flatte depuis septembre de l'humble privilège de connaître, ou en tout cas de découvrir, la fameuse cité des émaux, qui est un peu aussi celle des émois. Ah ! Septembre ! Comme ce temps, ce bon temps est loin désormais !

     Je partais sur les collines délicatement ombragées de Lorraine la fleur au fusil, tout content de découvrir ce que l'on pourrait appeler son terroir, où le métal a coulé à flots plus généreux que le vin ou le foie gras dans d'autres régions de France. Dans le ciel, le soleil brillait sans timidité : il était un peu plus brutal, un peu plus étouffant que son homologue du Sud, que l'on trempe mollement dans un peu d'eau salée avec ses doigts de pied et de la crème de bronzage. Le soleil de Longwy nous donnait bon espoir en la lumière naturelle pour le reste de l'année.

     Hélas ! Que d'illusions : voilà qu'on nous sert, à présent, un cocktail glacé de vent, d'humidité et de degrés (Celsius) en moins sur le comptoir du bar météorologique, pour user d'une métaphore empreinte de notre couleur locale. Il y aurait de quoi murmurer dans les chaumières, ou dans les pavillons ouvriers collés les uns aux autres sur la colline, comme au temps où l'on grognait à juste titre contre les promesses non tenues des patrons ou des hommes politiques (il paraît que ce temps est révolu). Sans compter qu'il est désormais difficile de nous cacher, Monsieur le Maire, que certaines rues de Longwy n'ont pas de lampadaires.

     Vous l'aurez compris : la Lorraine n'est pas ce havre de paix que l'on vous vend un peu facilement dans les guides touristiques et les magazines de voyage.

     D'abord, le mensonge des feuilles. Oui, évidemment, elles sont belles sur les arbres, on s'y laisse prendre, presque charmer : ne voilà-t-il pas des centaines, des milliers de jolis ovales végétaux à la fois jaunes, rouges et bruns qui constellent de leurs couleurs les allées défoncées de la grimpette ? Restez prudents ; car s'il est le fait de mauvaises langues d'injurier notre escalier préféré (lieu pourtant plus facile à monter que l'Himalaya et où l'on se fait moins souvent descendre), il n'en demeure pas moins véridique que glisser accidentellement sur une soupe de feuilles en décomposition n'a jamais été bon pour la santé. S'il n'a pas été mis en garde par l'odeur naturelle de pourriture à ses pieds, le longovicien ferait donc mieux de regarder où il marche, ce qui le préparera d'ailleurs avantageusement à la saison prochaine du verglas.

     Pourtant, il serait un tantinet présomptueux de vouloir donner des leçons d'instinct de survie naturel à un authentique habitant de Longwy : la neige est un autre exemple météorologique où ce dernier peut apparaître dans toute son impressionnante splendeur. Le ciel se fait un peu plus sombre, l'atmosphère un peu plus grave; voilà comme un lourd brouillard gris sous les nuages; une soudaine fraîcheur mystérieusement parfumée vient chatouiller la narine; dans les cours de récréation, les enfants sont pris d'une inconsciente agitation pareille à celle qui fait fuir les animaux sauvages avant les premières secousses perceptibles des séismes : c'est à ce moment-là, et pas à un autre, que vous pouvez prononcer légitimement les paroles augurales et saisonnières : "Ca sent la neige !"

     En attendant le temps chéri des bottines et des doudounes (cette fois plus celles qu'on porte nonchalamment au milieu du dos en faisant du rap, mais bien celles dont on s’emmitoufle), vous viendrez sans nul doute goûter un peu de pluie bien de chez nous. Vous assisterez à son concert dégoulinant de chuchotements d'eau, de murmures aqueux, de murmure qui devient un chant et de chant qui devient un rire - rire que vous aurez quelques droits à interpréter comme une moquerie ironique de l'intempérie à votre égard, si vous n'avez pas emporté en haut de la colline le parapluie-tempête, seul type de parapluie sérieusement recommandable dans le Pays-Haut.

     Les gouttes, les ruissellements, les fuites sauvages démultipliés par l'écho des vieux murs, sont l'origine indubitable des enregistrements de bruitages d'exploration nocturne dans les jeux vidéo de heroic fantasy. Imaginez la vieille pierre, froide, parfumée presque, qui vous regarde quand vous passez sous la Porte de France et sur son pont-levis sans le moindre éclairage public à plusieurs centaines de mètres à la ronde : n'êtes-vous pas dans Warcraft ou dans Diablo II ? Nos hautes murailles bosselées du XVIIe siècle n'ont rien à envier en puissance de rêve fantastique aux images factices péniblement recréées par votre ordinateur quand vous cliquez paresseusement sur l'icône d'Assassin's creed.

     Dès lors, je ne comprends qu'à moitié les sombres critiques que l'on adresse à Longwy sur le genre de sites Internet stupides qui se donnent pour mission d'évaluer des villes de France sur la base de critères objectifs : on peut se demander sérieusement ce que pèse leur ridicule objectivité face au charme littéral d'une ville sans laquelle vous n'auriez sans doute jamais compris dans votre chair le sens de l'expression "rêver réalité" : "Je marchais les yeux fermés... je ne voyais plus mes pieds... dansent les ombres du monde... dansent les ombres du monde..." Les cantiques de notre modernité sont d'une lucidité parfois surprenante, et ce n'est peut-être pas un hasard total si l'album Un autre monde est sorti juste au moment où Longwy était en train de devenir ce qu'il est actuellement, en tout cas je me plais à le croire.

     Pour reprendre le fil, s'il m'est permis de constituer un florilège à propos d'une ville qui a reçu depuis sa fondation la bagatelle de zéro fleur au label national "Ville Fleurie", je m'aventure à citer des commentaires dont certains, à la limite de l'injure, ne le méritent pourtant pas. Longwy, "cul de sac du 54" selon un internaute, est-ce ainsi qu'on parle à une ville ? Ne vous en faites pas, car Longwy se dédommage en se constituant grâce à ces critiques une tirade du nez bien à elle :
     Le funéraire : "Vivre à Longwy, c'est commencer à mourir... Le bas, une ville non pas que morte, mais déjà enterrée (café-bar occupé par 0,0001% de la population). Boîte de nuit inexistante."     
     Le pessimiste : "Toutes les tentatives d'embellissement arrivent à rendre les choses plus moches encore."
     Le glouton : "Après 10h du soir il ne faut plus avoir faim ou soif."
     Le patriote : "Vive Longwy ! Longwy a les capacités pour grandir encore aujourd'hui, encore faut-il lui laisser une chance et aider les actions locales faites par les divers organismes qui les organisent. Ce que j'aime à Longwy : le cadre très vert, le patrimoine. Ce que je n'aime pas à Longwy : les gens qui disent qu'à Longwy, il ne se passe rien, et qui préfèrent aller au Luxembourg."
     Le politiquement correct : "Longwy, en bonne voie : Longwy, une ville que je redécouvre. Longwy change, résolument !"
     Le critique pas assumé : "Catastrophe : mon Dieu, quelle saleté ! Un scandale pour une ville avec un potentiel pareil ! Ce que j'aime à Longwy : la proximité des frontières, c'est vrai qu'on est à côté de tout !"
     Le gentil : "Ce que je n'aime pas à Longwy : les difficultés économiques."
     Le poète : "Ma ville, ma vie : Longwy, j'y suis né et je vais bientôt la quitter avec regret. C'est une ville avec un très beau patrimoine, et si vous levez les yeux, vous y verrez une belle architecture sur les bâtisses."
     L'optimiste : "Une ville à connaître. A chaque fois, beaucoup de jugements négatifs, véhiculés par des images du passé. Mais charmante ville moyenne. Ce que j'aime à Longwy : sa mixité sociale, culturelle, la nature omniprésente, la proximité d'équipements. Ce que je n'aime pas à Longwy : le manque d'animation de la ville le dimanche."
     Le partisan : "Longwy vivra. J'ai grandi dans le bassin de Longwy, une région que je garde dans mon coeur malgré le manque d'emploi."
     Le traumatisé (touchant, celui-ci) : "Nous pensions : PAS ENVIE DE REVENIR VOIR si cela est vrai, nous avons quitté volontairement LONGWY en mai 1985, notre vie n'a pas été facile, car nous sommes toujours des étrangers dans le SUD de la FRANCE."
     Et pour finir, la propagande mal déguisée d'un retraité du conseil municipal : "Enfin ça bouge : une cité dortoir qui commence enfin à se réveiller ! Merci monsieur le maire pour les animations (les nuits de Longwy, Longwy plage, etc.), pour votre soutien au golf, pour la nouvelle déchetterie, merci d'avoir mis en place un transport en commun digne de ce nom (petit bémol pour le nom "Super Navette", bof), d'avoir mis aux commandes du groupe de transports un binôme performant (Président/Directeur), ça c'est les conducteurs qui le disent."

     Toutes ces remarques, bien sûr, datent d'une autre époque, comprise entre l'an 2000 et la deuxième décennie du millénaire. Une grande partie reste vraie, mais nos commentateurs n'auront peut-être pas eu la chance de connaître Alumeo : il n'est pas sûr que cette micro-entreprise doive être le nouveau fleuron de l'économie longovicienne et encore moins la nouvelle sidérurgie, mais il n'en reste pas moins que les vélos habillés chaudement de LED multicolores peuvent apparaître comme un moyen de redonner à Longwy de la vitalité, de la fierté et peut-être même de la joie dans l'obscurité.

     Si un soir, dans la rue, vous croisez des roues couronnées de bleu, des images miraculeusement affichées sur les rayons d'un vélo qui court, ou encore un fou avec une casquette qui s'allume et des chaussures qui brillent, sachez que vous pouvez vous procurer tous ces éléments en ligne sur www.alumeo.fr et apporter, ce faisant, une humble contribution à la résurrection de Longwy (nous remercions au passage notre sponsor hi-tech et ses aimables collaborateurs).

     Bientôt, le jour se lèvera sur la Lorraine comme il se lève chez vous. Oui, mais nous, nous aurons ce gris-bleu d'où émergent lentement arbres et collines à travers la brume, cette fraîcheur des pays prêts pour les grands jours de renouveaux, ou simplement les paisibles reconversions.

     N'écoutez pas les sirènes du Républicain lorrain, thuriféraire, à ses heures perdues, de la télévision, le véritable opium du peuple que je soupçonne parfois d'être responsable du sommeil de Longwy ; ne répondez pas aux questions faussement philosophiques des sondages de ce journal : "la participation de Sandrine, candidate représentant le Pays-Haut, vous encourage-t-elle à suivre l'émission Le meilleur pâtissier sur la chaîne **[je refuse de faire de la pub pour cette chaîne dans cette chronique] ?" Pour paraphraser Caton dans La Pharsale, écrite quand Longwy n'était encore qu'un camp romain de bois, nul besoin d'oracle, il n'y a pas de question à poser aux dieux ni aux mages : il suffit, pour rétablir la tranquillité un peu bouleversée de notre âme après la lecture de ces lignes, de nous appuyer sur la certitude intérieure qu'est promise, en réalité, et malgré les tourments actuels, une longue vie, à Longwy !


Tuesday, November 1, 2016

Hommage aux ouvriers de Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi



     Les gens qui, en France, connaissent encore Longwy le connaissent pour une raison bien précise : s'ils ne sont pas passionnés d'émaux, c'est la sidérurgie qui a mené, parfois avec une prononciation écorchée, le nom de notre ville jusqu'à leurs oreilles. Longwy a longtemps été connu comme le fleuron de l'acier lorrain, au point qu'on ne peut comprendre la ville en profondeur sans un détour par cette longue période de son histoire, qui est encore un souvenir pour beaucoup de ses habitants.

     Tout d'abord, en entendant le nom de Longwy, l'envie vous prend peut-être envie de sourire : qu'est-ce que c'est que ce patelin lorrain, perdu aux confins de la Belgique et du Luxembourg ? Tout est vide, les habitants sont partis et la municipalité a fait faillite ! La ville est calme, pour ne pas dire déserte, et les établissements de pompes funèbres sur les rues principales font un peu froid dans le dos. Les émaux, on se les ferait envoyer par la Poste, si on n'avait pas peur de laisser un colis de plusieurs centaines d'euros s'endommager pendant la livraison !


     Les gens qui discourent ainsi sont d'une naïveté qui pourrait faire sourire plus d'un longovicien. Longwy, cette cour des miracles alimentée aujourd'hui par le Luxembourg, fut riche en son temps : il y eut une époque où Longwy bas, qui est dépourvu de magasin alimentaire et qui par endroits tombe en ruines, était le centre névralgique de la cité. Cette place vide où vous trouvez toujours plus de place pour vous garer que de raisons de le faire, était à la fois le point de rendez-vous du tout-Longwy et le lieu où nombre de commerçants ont pu faire fortune.

     Le jour, les bars étaient ouverts ; la nuit, ils l'étaient aussi. A cette époque dorée (dorée de l'or gris de l'acier, dont nous verrons aussi le revers), les ouvriers recevaient leur paie chaque semaine, et elle leur était versée en liquide. Ce liquide se trouvait vite échangé contre un autre, synonyme de convivialité et de bonne humeur : au temps des trois huit, les équipes de l'après-midi (13h-21h) passaient le relais à celles de la nuit, qui se laissaient remplacer, à cinq heures, par celles du matin, au signal d'une sonnerie retentissant dans toute la ville. La boisson devait rendre les transitions plus douces et contrebalancer cette vie souvent difficile par ailleurs.

     Dans ce Longwy utopique, qui battit son plein durant les Trente Glorieuses, la charge de maire était l'une des plus confortables qu'il y eût en France : il suffisait d'empocher l'impôt sur les sociétés sidérurgiques et les commerçants de Longwy bas, pour le réinjecter dans la commune. La gare de Longwy, idéalement située aux trois frontières et largement utilisée par les usines, avait, il fut un temps, le plus grand tonnage de France. La mono-industrie pouvait sembler un modèle idéal.

     Les sociétés métallurgiques elles-mêmes avaient pris en charge une grande partie du confort des habitants, à travers un vaste programme paternaliste : pour un loyer dérisoire ou nul, des pavillons individuels, avec jardins, eau courante et électricité à partir d'une certaine période, carreaux dans la salle de bains et formica sur les placards, confort non négligeable pour l'époque. Les femmes d'ouvriers faisaient les courses aux coopératives d'usine et leurs familles profitaient de la première piscine olympique de France, construite en 1961 à l'instigation des patrons (je sais, c'est moi qui ai ajouté la ligne sur Wikipedia à ce sujet).

     Il ne s'agit pas ici de faire l'éloge du paternalisme, dont le but restait de maintenir les ouvriers et leurs familles dans le monde fermé du métal d'où ils n'auraient pas ressenti le besoin de sortir. Toutefois, si l'on veut comprendre Longwy, je crois qu'il est bon de saisir cette atmosphère de fête et d'abondance qu'il a pu être par moments et sous certains aspects. Bien sûr, on ne roulait pas sur l'or, mais les payes, en comparaison de ce qu'on pouvait avoir ailleurs au même moment, n'étaient pas si faibles, et l'on venait travailler de Belgique et du Luxembourg, qui n'avait pas encore tant poussé ses moutons pour se mettre aux banques et à l'évasion fiscale, chose à peine croyable aujourd'hui.

     Le paternalisme, c'étaient aussi les écoles d'usine, scolarité tous frais payés par le patronat. Jeune homme, vous pouviez, dès quinze ans, programmer votre entrée dans le monde du métal. Aux jeunes filles, il était proposé d'apprendre les arts ménagers, sous le patronage de dames bienfaisantes du monde des cols blancs : l'Ecole Ménagère fondée en 1903 avait pour but "de donner aux élèves les connaissances que doit posséder une bonne ménagère et en particulier des notions théoriques et pratiques de lavage, de repassage, de couture, de lingerie et de cuisine, auxquelles viennent s'ajouter des éléments de puériculture, d'hygiène, de propreté, d'horticulture et d'économie domestique." Et l'on quittait l'école avec son trousseau de mariage pour épouser un ouvrier.

     Seulement tout le monde n'a pas été logé à la même enseigne : pensez aux baraques de taule et de bois où l'on installait les Italiens fraîchement arrivés, ou encore aux camps attenant à l'usine où habitaient les Algériens, contraints par des horaires de fermeture et une limitation des visites. On savait, du reste, à l'époque, que c'est à ces derniers qu'échoyaient les tâches les plus difficiles et les moins bien rémunérées. Les "officiers des Affaires indigènes" chargés du recrutement pouvaient ne pas se gêner pour demander, sous la table, des bakchichs à l'embauche, pour envoyer ensuite les hommes à l'ouverture des fours à coke, dans le bruit et les vapeurs asphyxiantes, à l'acheminement des wagons remplis de fonte, ou au moulin à scories, où le risque de coupures était lui aussi très élevé.

     Certains vous diront que d'autres jouaient les tire-au-flanc, laissaient faire le travail par les autres membres de l'équipe, pour s'en tirer pas trop mal. Tout le monde n'était pas non plus sur un poste difficile : des ouvriers qualifiés étaient nécessaires pour comprendre le fonctionnement des machines et guider les autres, même si la mécanisation des tâches à la fin du siècle rendit leur travail inutile. N'empêche, le simple risque de voir un paquet de fonte jaillir du haut-fourneau pour me fondre instantanément un cercueil de métal, ou encore de percer la cuve pour me faire un bain de pied, le tout dans le bruit, la chaleur, et sans véritables accessoires de protection, m'aurait fait préférer la culture d'un jardin potager sous la grimpette.

     Ah, si seulement. Mais Longwy, ce n'était pas la Meuse, et les arrivants remarquaient toujours en premier le haut niveau de pollution. Le fer rendait rouge le ciel du jour ; le soir, la poussière, les particules de coke retombaient sur la ville, et vous pouviez nettoyer de nouveau vos carreaux ou la vitre de votre voiture. La fumée des usines s'unissait à la blancheur du brouillard au point d'en faire une grisaille, un smog. J'ai eu la chance de rencontrer des collègues à la retraite qui avaient connu ce temps-là : ils s'étonnaient qu'on pût faire vivre des enfants dans une ville pareille ; je me demande pourquoi la pitié ne s'étendait pas jusqu'aux adultes.

     Longwy avait aussi son terril, le crassier, véritable Fujiyama du Pays-Haut qu'on exhibe encore sur les cartes postales à la Maison de la presse. Les usines, immenses, s'élevaient jusqu'au ciel, et celles que l'on trouve encore autour de Thionville ou dans la Ruhr peuvent vous en donner une idée. On avait dominé, remodelé le paysage : la rivière locale, la Chiers, passe sous la place de Longwy-bas ; nombre d'arbres étaient tombés pour les besoins des combustions et des constructions, et l'on a reboisé à l'aide de résineux qui jurent auprès de camarades feuillus. Cinq hauts-fourneaux faisaient battre le cœur d'acier d'un Longwy qui ne devait tout qu'à lui-même.


     Pourtant, un jour triste comme celui de la mort du petit âne gris dans la chanson, ou plutôt une année, le ciel, déjà très sombre, s'est brutalement obscurci. En 1979, la pudeur politico-patronale annonça la nécessaire reconversion industrielle. Le minerai lorrain, à 30% de fer, rivalise difficilement avec les 60% de celui de Mauritanie ou du Brésil. Bien sûr, on allait moderniser, investir, sauver des emplois, en trouver à ceux qui perdraient le leur, de sorte que tout le monde serait content... François Mitterrand, tout émoustillé d'une élection qu'il attendait vraisemblablement depuis des années, vint mentir sous les acclamations des longoviciens réunis devant la mairie de Longwy-bas : aucune usine, disait-il, aucun boulon ne seraient démontés.

     Les années 1980 furent nos années de lutte sociale. "Si Fabius revient la semaine prochaine à Longwy les mains vides, les ouvriers l'y attendront les mains pleines," mettaient en garde des syndicalistes tout armés de boulons. On attaquait les tribunaux, pour brûler les dossiers de fermeture ; le commissariat fut pris d'assaut, l'antenne radio prise en otage ; on déroulait les rouleaux de feuille de fer dans les rues et l'on ripostait rudement aux CRS. Les longoviciens se souviennent de la radio pirate de la CGT, Lorraine Cœur d'Acier, et des ruses qui permirent d'échapper aux tentatives de saisies de la police. Les cars emmenaient les manifestants à Paris au point que les chaînes nationales se mettaient à parler de Longwy ; voilà pourquoi Renaud nous cite dans la plus anarchiste de ses chansons : "à Longwy comme à Saint-Lazare, plus de slogans face aux flicards, mais des fusils, des pavés, des grenades..."


     Le chant du cygne que poussait Longwy lui fournit en même temps l'un des épisodes (ou du moins l'une des anecdotes) les plus truculents de son histoire. Un autre chanteur, de sensibilité un peu moins anarchiste mais pas peu populaire pour autant, un certain Johnny Halliday, fut sollicité dans la suite présidentielle de l'hôtel messin où il comptait se reposer. Les sidérurgistes, qui avaient bravé le personnel hôtelier, frappent à la porte : "Allez, Johnny, tu viens ? - Les gars, je suis fatigué là, je sors de mon concert. -Johnny, t'as pas le choix !!" Quelques minutes plus tard, il était acclamé sur le palier et prenait la route de Longwy.

     Là, affublé d'un casque, il fut mené dans les usines. L'histoire a retenu les paroles mémorables qu'il prononça devant les hauts-fourneaux : "C'est l'enfer, ici." Le Républicain Lorrain citait il y a quelques jours un Johnny presque mélancolique, se souvenant de ce bon temps, dans sa villa de Los Angeles : "Je garde avant tout de ce moment le souvenir d'une expérience humaine." Beau coup de marketing pour les ouvriers, mais je doute que ce soient ses impôts fiscalement évadés qui aient financé les indemnités de licenciement et de chômage qu'ont dû payer l'Etat français aidé de l'Union Européenne. Mais bon, comme toujours, il faut au moins reconnaître aux gens le peu qu'ils ont fait.

     La fête était finie. Les commerçants enrichis sont tous partis sur la Côte d'Azur, à Nice, à Cannes ou dans le coin ; les indemnités de reconversion, parfois élevées, ont au moins permis de grands déménagements. Les Chinois sont venus démonter les usines pour les remonter chez eux. Le crassier a été rasé, un golf le remplace, et il ne reste plus rien de notre passé sidérurgique, si ce n'est le haut-fourneau rouillé qui décore ce terrain d'un sport qui correspond si peu à l'esprit populaire des gens qui travaillèrent ici. On a voulu tout oublier, d'un coup ; pas de tourisme industriel, pas d'escalade sur nos anciennes cathédrales de métal comme en Allemagne, ni d'expositions d'art dans les halls des ateliers. Plus rien.


 

     Voilà ce qu'est Longwy aujourd'hui : une terre d'oubli, un pays oublié par le reste de la France, figé dans une époque qu'il n'aurait pas voulu voir terminée. Les gens qui l'ont connu ne le reconnaissent plus, quand ils ont le courage de revenir. La ville s'est tournée vers Longwy-haut, sa citadelle, conserve précieusement ses émaux, et son musée du fer à repasser, l'un des rares souvenirs de nos années métal. Le maire actuel mise tout sur le tourisme, et les membres du comité organisateur du Tour de France ne lui ont pas donné tort en faisant de la ville une étape du Tour de 2017. Il ne reste plus qu'à espérer que, parmi les spectateurs venus encourager les coureurs juchés sur des vélos ultramodernes, certains s'écrieront, entre de sauvages hourrah et des youpi enthousiastes : Longue vie, à Longwy !