La
Longovicienne
Chronique
d'un pays oublié
paraissant
le mardi
Je peux désormais le
confirmer aux Lorrains : la Méditerranée existe. Aussi étrange que
cela puisse paraître, je me suis surpris, ces derniers temps, à
délaisser, aux fins de semaine, l'indéfectible couple de la
fraîcheur et du calme longoviciens, pour rendre visite à des amis,
à des membres de ma famille, ailleurs en France. Comment ? Mais tes
parents ne sont pas de Longwy, Mexy ou Lexy ? Tes frères et sœurs
n'ont pas planifié toute leur carrière et leur vie familiale
jusqu'au jour de leur mort à Herserange, Rodange ou Aubange ?...
Auraient-ils eu la dureté de cœur de se déraciner de
Mont-Saint-Martin, Cosnes-et-Romain ou Longlaville ? C'est là ce
qu'auraient pu m'objecter certains collègues, concitadins ou
vendeurs au guichet SNCF, puisque ici on achète encore ses billets à
la mode traditionnelle.
Vous aurez compris qu'il
faut une bonne raison pour habiter Longwy : la famille, un fiancé ou
une fiancée, les allocations du Luxembourg, une mutation à pile ou
face dans l'Education Nationale ou, à la limite, un logement à vie
attribué par l'usine à laquelle vous avez sacrifié votre corps et
votre santé au point que vous pouvez encore à peine conduire une
voiture pour vous échapper. Les pouvoirs occultes de
l'administration, entre les mains desquels notre destin repose, vous
le font deviner, car les moyens de transport publics de sortir de la
ville sont fort limités, pour ne pas dire dissuasifs : les TER de
Nancy ou de Luxembourg peuvent vous tirer de là, mais si vous
comptez rejoindre Metz, la grande ville française la plus proche, il
faudra vous fendre de 55 minutes d'autocar à 9 euros pour attraper
votre TGV, autocar qui ne passe pas non plus dix fois par jour, ce
qui se comprend car, soit que personne ne soit tenté par Longwy,
soit que personne n'ose le quitter, cet autocar est loin d'être
plein.
C'est donc avec le
sentiment d'être d'une certaine manière privilégié que je quitte
les cours tardifs du vendredi soir (ne soyez jamais prof dans une
matière à options) pour me rendre dans la capitale et la région
parisienne, faute d'avoir été enraciné dans le "Haut-Pays",
comme on dit pudiquement ici, depuis sept générations. Voilà notre
ville lumière, qui tire paradoxalement son surnom de son état
nocturne – je vous laisse imaginer le surnom de Longwy - ; quel
étonnement, déjà, de voir des passants dans les rues, même de
nuit, même à 23h59 du soir ! Ils sortent, vont dans les
restaurants, fréquentent certaines boutiques encore ouvertes (quoi ?
après 17h30 ?), se bousculent ou se poursuivent dans d'interminables
couloirs souterrains, qui ne sont pas ceux d'une mine de fer ou de
charbon, mais ceux d'un train, non pas d'un autocar, d'un train, qui
les mène aux endroits de leur choix festoyer, rire, manger,
alternativement et simultanément.
Evidemment, le fait
d'avoir habité à Longwy change le regard qu'on porte sur le monde;
rien n'est plus comme avant; tout est neuf et ce n'est pas totalement
un hasard si je comparai il y a peu Longwy à Los Angeles dans une
précédente chronique : le dépaysement est à la hauteur.
Vous avez de longues
avenues à Paris, de grandes rues; vos voitures ne connaissent pas la
sinuosité des collines de Lorraine, quoiqu'elles affrontent parfois
les hauteurs d'un Montmartre ou d'une butte Chaumont. Vos monuments
anciens ne sont pas que des bâtiments militaires, vos gares sont
plus grandes que nos lycées, vous avez des jardins, pas seulement
des forêts. Et pourtant vos pieds battent le trottoir d'un air
parfois monotone, faisant semblant de ne pas savoir que le
Pont-à-Mousson de vos plaques d'égout est une ville de Lorraine,
sans laquelle vous tomberiez peut-être au beau milieu des rats
malades des égouts ou d'un gang d'adolescents sataniques des
catacombes.
Pourtant, tout n'est pas
Paris, même en France, et quitte à quitter Longwy, pourquoi se
refuser le train de Montpellier, du Sud, du soleil et des coquilles
Saint-Jacques ? Quel plaisir de retrouver dans le train, dès l'heure
de l'apéro (le premier, celui du matin), les méridionaux qui
prononcent leur pastis avec un accent plus délicieux encore que la
boisson qui en est peut-être la cause lointaine et indirecte ! Je me
sens déjà à Marseille ou à Sète, et ce n'est pas dans l'ennui
que j'entends, tout en feignant la lecture de quelque obscur ouvrage
de l'Est, le compte-rendu détaillé du festival d'Avignon de cet été
que Jean-Claude, cinéaste, fait à Céline, dont la nièce se marie,
mais pas à l'église (n'ayez jamais l'indiscrétion d'écouter les
conversations des gens dans le train). Le charme du Sud, ses
souvenirs d'enfance entre les oliviers et ses promesses en l'air,
s'est emparé du wagon, cet ouvrage de métallurgie dont le nom
devrait pourtant rappeler plutôt la Belgique ou l'Allemagne.
Montpellier n'a rien
perdu de sa lumière; elle est plus douce, moins solennelle que celle
de Lorraine, et surtout froncée de moins de nuages. L'atmosphère de
toute la ville en est différente, et influence jusqu'aux sourires,
artificiels ou vrais. Elle invite aux apéritifs (le deuxième), aux
olives que l'on frotte sur du pain grillé, aux tomates-cerises si
parfumées que leur goût tient presque autant de la tomate que de la
cerise, aux gressins croustillants et aux limonades naturelles, qui
vous consolent non seulement de l'absence de mirabelles, de tartes
aux mirabelles, mais aussi de la liqueur de mirabelle, ce qui n'est
pas un petit compliment, mon cher Sud. Oui, revoilà les fruits,
leurs couleurs, leur goût, les légumes variés des marchands de
l'agriculture biologique, qui changent en quelque sorte des choux et
des pommes de terre.
Le beau temps et
l'aménagement urbain vous crient : vélo ! Saisissant sans attendre
le bonheur de pistes cyclables où l'on peut croiser des figures
humaines et pas seulement des scooters ou des motos, je m'exécute.
Enfin, au bout du chemin, on vient tremper ses doigts dans l'eau bien
méritée, même si maintenant elle est froide, au moins pour pouvoir
dire en rentrant là-haut. Et Palavas-les-flots, Carnon, la Grande
Motte, le Grau du roi, sagement couchés au bord des vagues, servent
leurs dernières glaces à la fraise aux touristes qui n'ont pas opté
pour la promenade de pêche familiale organisée par une société
locale sur un chalutier de plaisance, pour employer une expression
aussi paradoxale que l'embarcation et l'activité qu'il désigne.
Un jour, après les
promenades sur la plage avec vos chers grands-parents, les
discussions aux terrasses des restaurants, dans les rues animées
d'une ville où Rabelais fit ses études de médecine et qui en
garde, encore intact, tout l'esprit facétieux, une voix sérieuse
venue de l'Est susurre dans votre tête qu'il serait peut-être temps
de rentrer. Puisque le covoiturage d'un homme qui n'a finalement pas
osé retourner chez lui a été annulé (il habitait pourtant à
Longwy, je ne comprends pas), je me saisis d'un car où je pourrai
fermer les yeux pour imprimer en moi le plus longtemps possible
quelques couleurs et quelques sons du Sud, afin d'affronter le plus
sereinement possible le calme trop grand d'une semaine
supplémentaire...
Ah, ah, mais qu'à cela
ne tienne, puisque à la fin de semaine suivante, je dois descendre
encore deux fois dans le Sud : une fois dans celui de la Bourgogne,
pour un mariage, et une autre à Nancy, qui se trouve bien à l'autre
extrémité de notre département. Le rectorat avait en effet
convoqué certains d'entre nous à une formation d'aide à la prise
de fonctions pour enseignants nouvellement arrivés au niveau lycée
(et dire que je me lamentais d'avoir perdu mon profil Tinder!). Au
moment des présentations, j'enchaîne innocemment Los Angeles avec
Montpellier, avant de terminer soigneusement ma phrase par ma récente
ville d'affectation : Longwy. L'effet loupe rarement et le plaisir
malin pour moi est toujours aussi intense, car que voulez-vous? on se
dédommage comme on peut d'une telle localité apparue dans une vie
pourtant bien innocente par ailleurs. Cependant, j'aurai aussi la
consolation d'un aperçu sur Nancy, une fois le soir venu.
Parisiens, Bretons ou
Basques, qui que vous soyez qui lisez cette chronique, du point
d'observation où vous vous trouvez, Longwy et Nancy peuvent paraître
vaguement équivalentes. Pourtant, il n'en est rien : on ne peut pas
dire "j'ai habité à Nancy" comme on dirait "j'ai
fait Longwy"; on a fait Longwy comme on a fait une bataille, on
a risqué sa vie en quelque sorte, au moins une année ou deux de
celle-ci, si bien qu'un peu comme au Verdun voisin, on peut dire,
après, non sans une certaine fierté : "j'y étais !"
Alors que lorsque deux nancéiens se rencontrent au hasard du
chambranle d'un salon parisien, vous pouvez vous douter qu'après un
émerveillement passager ("toi aussi tu connais donc la Lorraine
?"), ce ne seront probablement que mondanités ("ah, tu
connais Untel toi aussi, il jouait du violon sur la place Stanislas
le jeudi après-midi pour payer ses études au Nancy business school
!"), à peu de choses près.
Car lorsqu'ils disent la
Lorraine, ils n'entendent pas la même chose que nous. Ils voient une
ville, et nous voyons des usines : bien sûr, nous avons aussi une
ville et ils ont des usines, mais les proportions de l'une et de
l'autre sont objectivement bien différentes. Nous avons le pays des
ouvriers, ils ont celui des patrons; nous avons le pays des
forteresses, ils ont celui des ducs qui récoltent la gloire des
batailles et donnent leur nom aux rues et aux statues des squares;
notre chair à canon comme notre chair à usine ont été conçues
quelque part dans une classe préparatoire d'ingénieurs du lycée
Henri Poincaré, sauf mon respect pour ce grand mathématicien. Ils
sont la province de Paris, nous sommes la province de la province, le
provincialisme élevé au carré, à la puissance supérieure.
Pourtant, je retournerai
un jour découvrir Nancy : son architecture Art Nouveau me fait
penser au village des Schtroumphs et m'intrigue; ses lampadaires aux
formes végétales se confondent avec les plantes des parcs. Et puis,
au-delà des rives de Meurthe, du quartier Charles III et de la
Vieille-Ville Léopold, il y a Lorraine magazine, que vous pouvez
trouver gratuit dans certains établissements (je laisserai planer le
mystère en ne disant pas lesquels). Ce magazine vaut à lui seul le
détour dans la ville et son commentaire aurait aisément rempli à
lui seul tout le volume de cette chronique. "Edito : Qu'est-ce
qu'on fait ce week-end ? En lisant les pages qui vont suivre, vous
aurez peut-être un début de réponse." Déjà, ça commence
mal. Ah pardon, lecteur, je ne voulais pas te blesser, peut-être
organises-tu, toi, tes week-ends dans Lorraine magazine ? Moi qui
habite Longwy, ce n'est pas mon cas, mais sans doute ai-je tort.
Ensuite, un peu de
bullshit pour vous faire annuler votre week-end dans le Sud et
revenir à la frontière luxembourgeoise : "C'est peut-être la
plus belle saison en Lorraine... Pas encore l'hiver, mais plus
tellement l'été, cette saison nous invite à faire un petit tour du
côté de dame nature." (La discrétion et la légèreté des
périphrases nous indiquent que l'auteur avait beaucoup de choses à
dire sur l'automne. Mais voyez la suite (commentaires entre crochets)
: "La promenade à travers le jardin offre un parcours ponctué
de symboles : Homme à moustaches représentant la rencontre de
l'homme avec la nature [wtf ??], arbre de chance en forme de trèfle
à quatre feuilles symbolisant la vie sur terre [ah bon c'est nouveau
je croyais que c'était pour la St-Patrick]... autant d'allégories
propices à la rêverie." Oui, surtout l'homme à moustaches.
Autre article, sur un
pub de rock intitulé Chez Paulette. En soi, le lieu fait envie,
l'histoire en est touchante (un petit-fils qui reprend le bar de sa
grand-mère rockeuse), même si sortie de son contexte, cette
enseigne vous fait peut-être sourire. C'est plutôt le ton de
l'article qui me fait sourire, à base de "comme le dit le
dicton, les apparences sont parfois trompeuses", "ce lieu a
du cachet, contrairement à des salles comme le Zénith", ou
"pour ses six premiers mois en tant que grand manitou, ce
dernier avoue en avoir chier" – passe pour le gros mot, c'est
un article de rock, mais pour la faute d'orthographe... je tourne
furieusement les pages pour apprendre la cause de la chute des
feuilles en automne ou le moment idéal pour nourrir les oiseaux
(dans les longues après-midi d'automne ou d'hiver lorrain), mais là
aussi, je trouve assez de fautes de grammaire pour me consoler de mes
copies d'élèves.
Ah, j'aurais encore
beaucoup à dire, sur le charme des mariages bourguignons, sur la
difficulté de revenir ensuite en Lorraine par le train (puisque chez
nous, pour aller d'une province à l'autre, il faudrait tout le temps
passer par Paris...), sur Metz, dont on comprend que les Allemands
auraient voulu la garder pour eux : son église entre deux berges
fait penser à un Paris de l'Est, et son centre Pompidou est loin
d'être le débarras du premier (vous y retrouverez peut-être le
Kandinsky de votre fond d'écran d'ordinateur); ses monuments
d'actions de grâce qui remercient deux fois la Vierge : "Merci,
Marie, d'avoir, en 1918 et en 1945, rendu la Moselle à la France (et
de lui avoir laissé le concordat de 1805 !!!)". Nous nous
intéresserons plus tard à l'Eglise et à l'Etat, qui ne sont pas
séparés en Alsace-Moselle comme dans le reste de la France, depuis
1905, et aux questions que cela peut susciter. En attendant, je ne
franchis pas la frontière, je reste en Meurthe-et-Moselle où le
temps passe si lentement que je trouve parfois qu'on mène une
longue vie, à Longwy !