Tuesday, December 27, 2016

Au revoir, Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Les vacances ont fini par arriver. La rumeur des couloirs l'annonçait à nos oreilles que le froid, le vent et la fatigue rendaient de moins en moins incrédules. Tout glissait dans la rivière du quotidien, véritable Chiers de notre vie qui passe sans se faire voir, sur la scène discrète de jours de plus en plus courts : nous perdions nos degrés en même temps que nos minutes de lumière, au point que le 17 décembre, déjà, aurait pu nous sembler une anticipation du solstice.

     Mais, hélas ! Si les congés sont souvent synonymes de grands départs, vous ignorez peut-être que quitter Longwy peut parfois causer une douleur aussi grande que d'y habiter, ou presque.

     J'ai parlé dans de précédents paragraphes de la douceur de l'amitié lorraine, qui est d'une qualité supérieure à celle du climat. L'amitié n'est bien sûr pas un plat comme les autres et elle a autant de multiples nuances que de rencontres écloses en partages ; André, Chantal, Sylvie et Michel ne s'apprécient pas de la même manière que Serge, Gérard et Alain, et les bières que s'offrent ceux-ci ont une saveur différente de celle des pizzas auxquelles s'invitent ceux-là. S'il est difficile de nier qu'il y a autant d'amitiés que d'amis, il est tout aussi difficile de ne pas remarquer que celles-ci ont par chez nous comme une sorte de gaieté souriante, de chaleur même, qui fait toute la particularité de son label local.

     Ces sourires, je vous l'accorde, vous les verrez à l'intérieur plus qu'à l'extérieur : il faut souvent franchir le pas d'une porte pour voir un lorrain sourire, car la laine d'une écharpe ou la demi-grimace qu'a semée sur son visage la fraîcheur de l'air du matin l'auront assez vite dérobé à votre regard. Ce petit coup de joie dans les fossettes se distribue plus généreusement sur les rivages de Californie, mais qu'à cela ne tienne, puisque le nôtre sait moins bien mentir que ne le fait néanmoins agréablement le leur. La sincérité et l'authenticité sont des qualités au moyen desquelles, nous autres lorrains, aimons à nous dédommager de celles que nous n'avons pas.

     La convivialité, en tout cas, n'a pas manqué au rendez-vous des fêtes hivernales par lesquelles nous nous initiions à la liberté de ces temps libres de fin d'année. Le premier jour des vacances, mieux, le soir même d'une journée que sa position de dernière rend toujours à la fois plus fatigante et plus légère, est toujours le plus charmant : le gâteau des deux semaines à venir est encore intact, tous les possibles sont ouverts, vous n'avez pas encore le frustrant sentiment d'avoir perdu un précieux temps libre ; et vous éprouvez à contempler l'entièreté de son gâteau frais avec la même satisfaction impatiente qu'un gastronome devant l'orbe idéal d'une tarte aux mirabelles toute chaude encore du four qui vient de donner à sa pâte son caractère si délicieusement croustillant.

     Ce jour est l'occasion ou jamais de partager le vin chaud, le pain d'épices, les gâteries du coin et les pâtisseries de l'Est que vous feriez mieux de ne pas confondre avec leurs équivalents allemands devant un lorrain. Notre grand goûter des vacances de Noël, auquel étaient conviés l'ensemble des membres du personnel du lycée, faisait revivre une tradition ancienne et forcément bonne, puisqu'elle associait les arts gastronomiques à ceux de la conversation. Il n'est pas jusqu'au Sapin feuilleté au Nutella (spécialité peut-être venue des Vosges ?) qui ne se fût invité à la table de ces réjouissances qu'il n'a inévitablement fait qu'intensifier.

     Vous parlez. Vous refaites avec un peu plus d'entrain et d'euphorie que d'habitude le monde de 2016 et cette année sur le point de finir. Et là, soudainement, apparaît un grand homme rouge, avec une barbe blanche, qui est à peine postiche puisque dépassent sous les boucles de ses poils chenus quelques mèches aux reflets roux. Après quelques cantiques laïcs mais propitiatoires à celui "qui [est descendu] du ciel", le choeur des lutins n'est pas long à se disperser pour attribuer à chacun l'un des innombrables cadeaux apparus sous le sapin de la grande salle de restauration de l'établissement. Merci, papa Noël, pour ce produit à bulles, qui m'a tenu occupé une bonne partie de l'hiver, et dont les globes frêles et luisants m'ont aidé à attendre avec un peu moins d'impatience le temps des boules de neige.


Les étranges décorations de notre mairie ; mais vive Longwy-bas !
     Vous ne pensez pas que tout s'est arrêté là ? Les occasions de faire la fête en Lorraine, de vraiment la faire, s'épuisent rarement avant une heure avancée de la nuit, et le pot de retraite qui commençait quelques rues plus bas, dans le lycée technique, se présentait comme le prolongement naturel de ces préliminaires sucrés, dans des flûtes à champagne.

     Le pot qui réunissait un nombre à peine moins grand de personnes que le goûter précédent (les murs de la petite salle craquaient) n'en était pourtant pas un comme les autres. Celui-ci n'était pas le prétexte trouvé pour faire un sort au pâté en croûte du frigo ou de la cave : non, il était réellement touchant. Marie fait partie de ces êtres exceptionnels à qui venir en avance au boulot n'a jamais plus fait peur que d'en partir en retard ; son travail impeccablement accompli s'accompagnait toujours de paroles aimables et d'attentions touchantes pour ceux qui avaient le plaisir de la croiser près du chariot à ménage. "C'était pour que tout le monde puisse travailler dans de bonnes conditions." J'aimerais que les quelques élèves qui se permettent de jeter des emballages par terre dans les couloirs aient entendu ses paroles.

     J'espère néanmoins ne pas vous tromper sur le ton de cette rencontre : c'était la joie d'un merci et d'un au revoir, non le pathétique d'un adieu. D'ailleurs, dans cette fête du dévouement et des souvenirs partagés avec les retraités revenus pour l'occasion, notre collègue a eu la chance de se voir offrir de magnifiques émaux ; j'ai pu avoir une vague idée de leur prix en demandant combien coûtait la soucoupe de tasse à café à 50 € aux ateliers de Longwy-bas : dans nos émaux, chaque pièce est un objet d'art. Ce soir-là, pendant quelques instants, ces imposants émaux ont été laissés pas loin du bord d'une table autour de laquelle des consommateurs de boissons apéritives discutaient avec l'ardeur et les gestes enthousiastes qui convenaient à la circonstance. Aucun malheur ne fut heureusement à déplorer, mais il est étonnant de voir comment, à Longwy, de petites choses peuvent parfois causer de grandes frayeurs.

     Vous ne pouvez pas imaginer l'intensité du dîner qui suivit (car le pot qui succédait au goûter fut suivi d'un repas) ; j'ai peine moi-même à me rappeler ses multiples rebondissements, et sa narration me demande presque un effort : mes souvenirs se perdent entre l'éclat de fous rires sans fin et la saveur des crevettes, huîtres, salades, avocats, fromages auxquels l'amertume de mes choix végétariens m'a conseillé de renoncer. Je ne me souviens que d'avoir passé un moment extraordinaire en compagnie de personnes fabuleuses.

     Là encore, de nombreux retraités, d'un âge parfois avancé, partageaient avec nous des plats que Byzance servait avec une égale diversité et une abondance comparable sur les tables de ses festins. Cette solidarité entre générations fait plutôt chaud au coeur : les anciens racontaient le temps où l'on déplaçait les machines du lycée professionnel pour organiser des bals ; les collègues actuels nous ont emmenés, dans le mystère de la nuit, jusqu'aux tuyaux de plomberie, aux panneaux solaires et aux ascenseurs que leurs élèves de l'enseignement technique apprennent à installer. Les professeurs des belles matières classiques ont toujours eu un complexe d'infériorité vis-à-vis des métiers manuels si résistants à leur maladresse de rêveurs. Sur les étagères des ateliers, des répliques du puits de la place Darche de Longwy-haut fournis par les imprimantes 3D du lycée ou l'habileté des apprentis : l'outil n'a-t-il pas, lui aussi, ses poèmes de fer ou de céramique ?

     Le lycée Alfred Mézières a donc plus d'une raison de fasciner. Je relaterai une autre fois la vie de cet archéologue originaire d'un patelin tout voisin de Longwy, qui a donné son nom à une rue dans, tiens donc, pas moins de cinq localités des alentours, sans compter Metz ou Nancy ; les maires à la recherche de gloires locales pour nommer rues et bâtiments peuvent remercier notre Alfred Mézières, mais n'en concluez pas trop vite de la minceur de notre hall of fame, facilement rattrapé par le courage de tant de lorrains qui ont sacrifié leur vie, leur village ou leur champ dans l'une des trois dernières guerres contre l'Allemagne.

     Le peu de personnes apparemment célèbres issues de Longwy est peut-être tout simplement à expliquer par le fait que nous n'en avons pas besoin : notre mystère d'un autre temps suffit à étonner les quelques passants. C'est ce mystère que j'ai lu, le temps d'une matinée, en me promenant dans les bois (si vous vous rappelez la chanson, cette simple phrase devrait vous faire frémir). Heureusement, le professeur documentaliste du lycée, fin connaisseur des environs, a accepté de m'accompagner dans ce quelque peu intrépide voyage dans le temps et la vie sauvage.

     La forêt de Longwy a plusieurs secrets. Le premier n'en est pas un : la frontière belge le traverse, et des pas trop hâtifs pourraient bien se heurter à l'une des bornes de pierre qui en matérialisent le tracé. D'un côté, "Belgique", de l'autre "France" ; c'est un des points de passage entre les deux pays que dénonçait un homme politique dans un récent débat télévisé : les gens du coin ne l'ont pas attendu pour jouer par ici aux douaniers et aux contrebandiers grandeur nature, quand l'Europe n'était pas encore une grande maison où l'on peut circuler d'une pièce dans l'autre.


Frites chères en deçà de la frontière... bon marché au-delà !
     Les chasseurs ont pensé à ce fait plutôt étrange : pas plus que les nuages radioactifs, leurs balles ne s'arrêtent aux frontières. Par conséquent, les chasseurs belges qui ont l'obligation de laisser des affiches sur les arbres pour annoncer le moment de leurs prochaines tueries, placardent heureusement aussi en France, de l'autre côté du chemin. Je suggère aux chasseurs de tout le territoire national d'en faire autant et de prendre un peu modèle sur nos voisins belgeophones.

     Vous tremblez, végétariens ? Prenez-vous la fuite, cerfs, biches et oiseaux ? Ne partez pas trop vite, car il n'y a pas que le faine des hêtres que vous pourrez vous mettre à écosser comme des enfants pour vous nourrir : le coprin chevelu, l'ail aux ours, s'ajoutent à la menthe et aux autres essences qui continuent à pousser du côté d'anciens jardins ouvriers, tous rendus à la nature. Leur talus s'est affaissé ; il reste peu de débris de métal rouillé : seulement de grands tapis de menthes que cette forêt somme toute assez gourmande a laissé s'éparpiller. Je vous promets par contre que le poil à gratter, sous les groseilles, se trouve ici suivant un processus entièrement naturel.

     La voix off d'un guide de l'ONF dans un documentaire vidéo vous ferait assez justement remarquer les quelques massifs de sapins qui détonnent dans cette forêt à feuilles caduques : les usines ont consommé des quantités non négligeables de bois, en tentant parfois de remplacer une ressource qu'elles épuisaient, au moyen de ces arbres qui ont la pousse rapide. Des couloirs de brique moussue révèlent d'ailleurs la présence passée d'une usine au beau milieu de la forêt : de l'autre côté du tunnel, les pieds dans l'eau, vous retrouverez ces murs éventrés qui ont tenu des poutres, servi d'entrepôt au charbon, de repaire, peut-être, à quelques gamins enclins au cache-cache ou à de dangereuses escalades. Non loin de là se tenait aussi une mine dont le ventre, par précaution, a été rempli d'eau : plus personne ne peut aller y fouiner ; sous les éboulis du terrain, on ne voit plus que son sas de béton.


Ces murs furent ceux d'une usine.
     Comme si la frontière avec la Belgique était plus qu'une démarcation administrative, cette forêt contient des sources : une baignoire à peine rouillée, lucidement placée sous l'une d'elles, rappelle que, si l'envie vous prenait, vous pourriez vous y rincer les pieds à l'eau claire – preuve, s'il en était encore besoin, que la nature prodigue gracieusement ses bienfaits à ceux qui tendent vers elle un orteil. Mes chaussettes à moi se trouvent sur une cheminée : parti aux quatre autres coins de la France, autour de dîners de famille, j'essaie de convaincre qui veut bien l'entendre que Longwy existe bel et bien. Le plus important n'est-il pas d'y croire soi-même ? Dans quelques jours, je partirai avec des amis fêter le nouvel an à Dublin ; mais si les vacances se terminent un jour, croyez bien que je ne manquerai pas de retourner dans cette ville pour laquelle je commence à avoir presque de la tendresse et d'y crier, d'une voix d'airain durcie par le froid et trempée dans le lourd hydroxygène du brouillard : Longue vie, à Longwy ! 


L'un des trois réservoirs de Longwy-haut, fier de nous

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