La
Longovicienne
Chronique
d'un pays oublié
paraissant
le mardi
Il y a deux très longues semaines, je faisais mes
premiers pas dans une nouvelle ville, dont le nom, sinistre et tout
froncé des lourds nuages de l'Est, est difficile à oublier :
Longwy. Ce qu'on oublie plus facilement, quand on habite par là-bas,
c'est soi-même. J'oublie parfois que j'étais il y a quelques mois
un jeune professeur sacquant ses premiers élèves français sous le
soleil du Sud; je m'étonne de reconnaître des lieux à Paris quand
j'y vais, comme si j'y avais habité un jour; tous mes souvenirs
d'être vivant contrastent avec la vie monastique à laquelle semble
inviter Longwy, et c'est une nouvelle manière d'exister que je
découvre, que l'on pourrait nommer le longovician way of life.
En
sillonnant la ville lors de courses à pied (autant vous dire que
j'ai déjà fait mille fois le tour du territoire communal), on croit
parfois deviner quelque chose de la vie de ses habitants. Déjà, le
dress code : "chemise à carreaux, moustache et barbichette"
pourrait être l'autre nom de Longwy, à moins que vous ne préfériez
ajouter un béret que vous aurez emprunté à une carte postale en
noir et blanc issue de la France des années 50 (je n'ai pas besoin
de préciser que c'est pour aller acheter votre baguette à la
boulangerie avant de passer chez le fromager qui se trouve en face du
boucher). Pensez aussi à laine grise, pantalon gris, cheveux gris :
ces signes trompent rarement, et vous feront reconnaître presque à
coup sûr un longovicien, vivant ou sous son état de fantôme (car
je sais désormais qu'ils existent).
A
Longwy, on trouve des bars. L'alcool vous ferait presque oublier
votre lieu de domiciliation, si vous étiez des nôtres. (Cette
phrase ferait croire que je suis devenu pochtron, mais c'est faux.)
Au fond du verre s'ouvre un horizon qui perce les confins de la
Belgique et de l'Allemagne voisines : nous voilà ailleurs. Pourtant,
quoi de plus français que ces troquets où l'on vient gratter
ensemble ses billets perdants de Bingo, se raconter des histoires
fausses de victoires éclatantes au PMU (celles qui commencent par
"Je vais te raconter une histoire vraie...") ou simplement
rouler approximativement celles qu'on ira désormais se fumer dehors
? La boisson est presque accessoire, si ce n'est qu'on aime avoir
quelque chose dans la main pour parler.
La
Rumeur, cette fée qui circule étrangement vite dans les villes de
province tout droit sorties des romans d'un Balzac qui aurait
suffisamment ménagé sa santé pour connaître le XXe siècle, a
porté jusqu'à mon oreille quelques murmures à propos d'un bar sur
le fronton duquel il pourrait être écrit : Que nul n'entre ici s'il
n'a voté un jour pour le Front National. Ce n'est pas l'idée que
j'aime me faire de Longwy, mais peut-être est-ce une réalité. Je
n'exclus pas d'aller un jour serrer la main à ces concitoyens,
puisque je n'aurai pas l'heur de les croiser à la boucherie halal du
coin. N'oublions pas le personnage héroïque de ce domaine de la vie
longovicienne : véritable Sisyphe, l'un des piliers de comptoirs
consacre ses journées à la tournée des bars de la ville; on dit
qu'il commence le matin à Longwy bas, et se fend d'une montée
quotidienne pour aller attendre le soir à Longwy haut, autour de la
place Darche.
La
place Darche, c'est un peu le lieu central de Longwy haut, la place
du marché de Maisons-Laffitte ou la place de la Comédie à
Montpellier, si la comparaison est permise. Elle donne sur l'église
paroissiale, les bars, les coiffeurs, les banques, sert bien sûr
pour le marché du jeudi et abrite en son centre, dans un petit
pavillon qui pourrait évoquer le style des cabanes à jardin des
parcs parisiens, le Syndicat d'Initiative, qu'ils n'ont pas voulu
prendre le risque de baptiser Maison des associations, voire, ce qui
pourrait prêter à sourire, Office du tourisme, même s'il en
remplit les fonctions, quand le besoin se présente, peut-être plus
souvent que vous ne vous l'imaginez, s'il vous plaît, ne vous moquez
pas, nous avons tout de même les émaux, et surtout les murailles
qui entourent cette place, qui sont celles de la citadelle Vauban,
classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, à l'ombre de laquelle il
n'est pas impossible de rencontrer une chèvre, tant la nature
reprend parfois ses droits sur les monuments les plus glorieux.
Je
parle de gloire, comment serait-il possible en ce cas de ne pas
évoquer le colonel Natalis Constant Darche, qui donna son nom à la
place en question ? Et dire qu'en sirotant ma dernière bière sur la
terrasse d'un bar où m'ont reconnu des élèves (la chose semble
inévitable à Longwy), j'ignorais encore tout de ce héros local,
pensant ne pas me tromper en orthographiant dans ma tête une
honteuse "place d'arche" ! L'article de Wikipédia m'a
heureusement sorti de cette coupable ignorance, avec quelques lignes
comme vous aimez en trouver de temps en temps dans cette splendide
encyclopédie, qui sentent à deux cents kilomètres leur style
d'historien amateur à la retraite remplissant à ses innombrables
heures perdues l'office de pilier de rayon dans une bibliothèque
municipale.
Ces
lignes sont d'une saveur qu'on ne retrouve que dans les notices
historiques des musées municipaux et les paragraphes narratifs des
livres d'Alain Decaux. Je ne résiste pas à vous citer le passage en
question, qui ne pouvait que commencer par un futur :
"Par
son courage et sa ténacité, il va symboliser l'héroïsme de la
ville. Dès leur entrée en France, les Allemands comprennent qu'ils
ne peuvent éviter certaines forteresses comme Longwy. Les remparts
de la cité abritent pas moins de 3 500 hommes du 164e Régiment
d'infanterie. Le lieutenant colonel Darche met en place une
redoutable défense avec la cinquantaine de pièces d'artillerie dont
il dispose.
Après
une héroïque résistance, il se résout à hisser le drapeau blanc
le 26 août après 24 jours sous une pluie de fer. Le Kronprinz à
qui il remet son épée au quartier général de la Ve Armée
allemande lui dit : "Colonel, vous vous êtes très bien
battu ; je suis heureux de vous remettre votre épée en
témoignage de mon estime pour votre vaillance, votre belle conduite
et celle de votre garnison".
Interné
en Bavière, il est évacué en Suisse en 1918 pour raison de santé
et rapatrié en France. Fait commandeur de la Légion d'honneur en
1920, il se retire à Meaux à l'âge de la retraite où il meurt en
1947. Il repose aujourd'hui dans le cimetière de Sainte-Aulde."
Quel
récit ! Quel sens de l'épique et de l'anecdote en même temps !
Quel style enlevé ! On aura compris qu'il en dit aussi long sur le
longovicien qui a rédigé ces lignes (comment pourrait-ce être
quelqu'un d'autre ?) que sur le colonel qu'il se propose de
présenter.
Le
fait d'avoir finalement quitté Longwy n'est pas le moindre des hauts
faits de notre colonel Darche. Encore aujourd'hui, des gens peinent à
en faire autant. Je n'ai pas eu la retenue d'accueillir sans
admiration, dans mes premiers jours, les paroles des collègues qui
m'annonçaient avoir fait toute leur carrière au lycée de Longwy,
en plus de leurs propres années de lycée. J'entends parler de gens
de l'Education Nationale arrivés comme moi ici par le hasard cruel
d'une mutation et finalement restés de nombreuses années, par
choix. Et même : "Je connais quelqu'un qui a été muté ici,
est reparti très vite dans le Sud, et puis au bout de cinq ans... a
regretté Longwy !" Pour ma part, je n'ai pas attendu cinq ans
pour être très nostalgique de Los Angeles. N'empêche, apparemment
c'est une région à laquelle les gens semblent s'attacher, et il
n'est pas faux de dire que les Lorrains sont aimables.
Ce
qui me bouscule, en revanche, ce que je ne parviens pas tout à fait
à comprendre, ce sont, tenez-vous bien, les voitures décapotables,
les grosses cylindrées, les BMW là où les façades des immeubles
sont pourtant décaties depuis les années 70, puisqu'ils sont
occupés par les anciens ouvriers du métal en concession à vie
accordée par les sociétés responsables des usines. Comment
expliquer cette cour des miracles, où les bolides tels que vous n'en
avez conduit que dans des films côtoient les bâtisses brunies d'une
ville-dortoir/fantôme ? Il ne faut pas chercher bien loin,
semble-t-il, la solution de cette énigme, puisqu'elle ne se trouve
qu'à quelques centaines de mètres, au Grand Duché de Luxembourg.
A
Longwy, il y a un peu deux types de personnes. Il ne s'agit pas
seulement de la séparation entre Longwy haut et Longwy bas (les gens
du bas ne taguent même pas leur fierté sur les murs comme dans les
cités de région parisienne). En fait, il y a ceux qui travaillent
en France, et ceux qui travaillent au Luxembourg. Le salaire moyen,
paraît-il, est différent; toucher le SMIC de l'autre côté de la
frontière, c'est recevoir un peu plus de 1900 € et environ 1200€
si c'est un RSA. Les enseignants gagnent le double de l'autre côté
de la frontière. Avec cela, comment empêcher qu'il y ait des
fuites, ou des combines par-ci, par-là, du black ou je ne sais
quoi... Il serait intéressant un jour de se pencher sur les détails,
mais c'est pour l'instant l'occasion ou jamais de parodier Pascal en
proclamant par écrit : vérité en-deçà de la citadelle de Longwy,
erreur au-delà !
Alors,
en bon citoyen européen, en utopiste rêveur qui songe pour un jour
à l'abolition des frontières (ou en tout cas à leur redéfinition,
car oui, je crois au Pays Basque, à la Catalogne et à l'Irlande
réunifiée), je n'habite pas seulement près du triple point
Belgique-France-Luxembourg, je franchis quotidiennement une
frontière, qui n'est pas la moins ardue à traverser, du moins à
pied : vous l'avez deviné, c'est celle qui sépare Longwy haut de
Longwy bas, qui implique d'emprunter pédestrement le chemin qui fut
si bien nommé la grimpette.
La
grimpette est une des institutions de Longwy, l'artère de marches
par laquelle Longwy bas reçoit le débit faible, mais pas
négligeable, des piétons de la ville. Traversant la forêt, elle
vous oblige à prendre l'air lorrain à pleins poumons lors de votre
ascension. Quand j'aurai retrouvé mon podomètre-altimètre, je vous
dirai à combien d'étages cette montée équivaut. Peu importerait,
au fond, si elle faisait l'objet d'un entretien régulier en toute
saison, ce serait une belle partie de rigolade. Pour l'instant, je
vois les trous immenses dans ce que je devine avoir été du bitume,
entre les pierres humides d'une mousse qui me rappelle parfois les
bunkers de la ligne Maginot. - En hiver, la neige les comble, et le
verglas fait de ce coupe-gorge nocturne un coupe-jambes diurne qu'il
ne fait pas bon traverser. Sans la récompense d'une vue sur les
hauteurs de Longwy, quand le brouillard ne vous la dérobe pas, elles
seraient d'une monotonie affligeante.
Puisque
mes voisins portugais (un jour qu'ils étaient sobres, j'ai enfin
compris quelle langue ils parlaient) ont fini de se crier
affectueusement dessus, je vais en profiter pour jeter un coup d’œil aux interrogations que je vais, affectueusement aussi, infliger à
mes élèves demain matin. Le lycée Alfred Mézières est très
agréable et les élèves ont la courtoisie d'écouter ce qu'on dit.
Je m'étonne souvent de ne pas rentrer fatigué de mes journées de
cours. Un bon point pour la Lorraine, décidément. Un de mes regrets
est d'avoir manqué, à la fin de l'été, la soixante-sixième fête
de la mirabelle, faute qui me donne des scrupules à m'affirmer
longovicien. Toutefois, si un jour vous veniez à passer par là,
avec vos sabots, n'oubliez pas de chanter tendrement, comme pour
rendre hommage à cette ville où il fait presque bon vivre : Longue
vie à Longwy !