Tuesday, September 27, 2016

A propos de quelques points communs entre Longwy et Los Angeles


La petite Longovicienne
(la petite sœur de la grande)



Quelques points communs entre Longwy et Los Angeles, points qu'indique le bon sens :


1. Les deux villes peuvent se résumer par deux lettres du milieu et du début ou de la fin de l'alphabet : L.A. versus L.Y.
(Il faut admettre, pour être honnête, que personne n'utilisait réellement le sigle pour désigner Longwy-en-Lorraine avant cette petite chronique d'aujourd'hui, mais avouez que la similarité avec N.Y.C. justifierait presque qu'on le crée effectivement.)


2. Les voitures décapotables de marque représentent une proportion importante du parc automobile – peut-être pas pour les mêmes raisons dans les deux villes : à Longwy, c'est l'argent du Luxembourg qui refait mystérieusement surface, à L.A. les gens achètent à crédit pour faire penser qu'ils sont riches. En revanche, ce qui m'impressionne à Longwy, c'est que des gens puissent acheter une décapotable pour en profiter trois jours dans l'année. A LA, à la limite, je comprends plus...


3. A Longwy et à Los Angeles, il fait beau et chaud chaque année autour du 6 septembre. Le point commun est pour ainsi dire limité à ce jour, mais remarquez que c'est toujours ça de pris.


4. Il est vital de posséder et de pouvoir utiliser une voiture. A LA, les distances sont immenses, la ville est conçue pour la voiture, on prend l'autoroute pour aller au boulot ou dévaliser le Trader Joe's le moins loin. A Longwy, la municipalité en faillite n'a pas les moyens de déneiger les trottoirs ou de boucher les trous dans les grimpettes ni de construire des pistes cyclables; la gare n'a pas de trains pour Metz ou Nancy et, il faut le confesser, il y a peu de commerces intéressants à Longwy même (à moins que vous ne vous connaissiez une passion particulière pour les kébabs ou les pizzas grasses).... ce qui justifie la possession d'un véhicule motorisé.


5. C'est super classe d'habiter en haut de la colline. Les deux villes sont caractérisées par des collines monumentales visibles depuis tous les environs : c'est toujours sympa de voir LA depuis la piscine de sa villa des hauteurs comme les Beach Boys ou de jeter un coup d’œil sur les vignes de Hollywood, et les maisons de Bel Air ne sont pas désagréables non plus; mais tout cela a-t-il la classe d'une citadelle du XVIIe siècle construite par Vauban, classée au patrimoine mondial de l'humanité et surplombant la forêt des grimpettes et le Luxembourg ?


6. Les deux villes ont un musée lié à un élément incontournable de la civilisation industrielle : j'ai eu un jour la chance de visiter le musée de l'automobile à Los Angeles, exhibant des véhicules allant du camion de pompiers rudimentaire du début du XXe siècle à la Batmobile et à la BMW du futur, j'aurai peut-être un jour celle de découvrir le Musée du Fer à Repasser de Longwy.


7. Longwy, Los Angeles, même combat : dans les deux cas, un pays des extrémités du territoire, et si Longwy est si loin à l'Est et LA tant à l'Ouest, c'est peut-être, qui sait ? qu'elles essaient de se rejoindre de l'autre côté de la terre, et, à très long terme, le mouvement des plaques ne leur donnera pas totalement tort. Ce sont des territoires de l'extrême, des au-delà, des plus-loin-encore-que-vous-ne-pouvez-l'imaginer, des think different, géographiquement mais aussi spirituellement.


8. Il est tout aussi difficile de fréquenter une boulangerie. A Los Angeles, vous devez vous contenter du pain des supermarchés, mais gare aux moisissures qui viennent si vite ! À moins de dénicher un Français expatrié avec son pétrin (ils font généralement fortune) ou une chaîne acceptable telle que Le pain quotidien. A Longwy, rien de tout cela : il y a bien une boulangerie (en tout cas à Longwy haut), mais, comme tous les commerces, elle ferme entre midi et deux : à l'heure où, dans la capitale française et toutes les grandes villes du pays, étudiants et cadres supérieurs pressés se bousculent pour acheter un jambon-beurre à 4 euros, les boulangers de Longwy tapent la sieste (ou prennent l'apéro).


9. La ville californienne et la cité lorraine sont toutes deux aussi calmes, de jour comme de nuit. Difficile de croiser âme qui vive dans les rues, sur les trottoirs. Bien sûr, à Los Angeles il y a Hollywood boulevard et Santa Monica qui font exception (je suis encore à la recherche de Longwy plage), mais en dehors de cela, la prépondérance de la voiture fait que les piétons n'existent presque pas et à la limite, préfèrent se retrouver dans des endroits spécifiques comme des maisons des suburbs ou des boîtes de nuit. A Longwy, il n'y a tout simplement plus d'habitants (vivants en tout cas).


10. Longwy, Los Angeles, on se sent chez vous isolé du monde, pour le meilleur comme pour le pire (surtout le meilleur en fait). Longwy, ce sont de longues après-midi de lecture dans le calme, des promenades dans des pays dont vous ignoriez jusqu'à il y a peu l'existence (le Luxembourg, par exemple), des compositions poétiques sur le charme de la pluie et des séances yogiques de méditation sur le Néant. Los Angeles, c'est un rêve à l'état pur, qui vous fait sentir n'importe quel événement qui vous arrive, fût-il en apparence bien grave, avec la distance et même la douceur qu'il pourrait avoir dans un film; c'est un soleil de tous les jours et un optimisme quotidien, omniprésent, qu'on ne trouve nulle part au monde avec autant de légèreté; c'est un lieu qui, quand vous y avez habité, fait que vous ne penserez plus jamais de la même manière de toute votre vie, que vous resterez sous le charme intarissable d'un émerveillement intérieur inextinguible, même si la vie, levant sévèrement son bras cruel que soulève toujours un hasard irrémédiablement aveugle, vous envoyait un jour habiter dans la pluie et le brouillard d'une cité lorraine oubliée.



Tuesday, September 20, 2016

The Longwy way of life (ou The French dream)

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi



       Il y a deux très longues semaines, je faisais mes premiers pas dans une nouvelle ville, dont le nom, sinistre et tout froncé des lourds nuages de l'Est, est difficile à oublier : Longwy. Ce qu'on oublie plus facilement, quand on habite par là-bas, c'est soi-même. J'oublie parfois que j'étais il y a quelques mois un jeune professeur sacquant ses premiers élèves français sous le soleil du Sud; je m'étonne de reconnaître des lieux à Paris quand j'y vais, comme si j'y avais habité un jour; tous mes souvenirs d'être vivant contrastent avec la vie monastique à laquelle semble inviter Longwy, et c'est une nouvelle manière d'exister que je découvre, que l'on pourrait nommer le longovician way of life.

        En sillonnant la ville lors de courses à pied (autant vous dire que j'ai déjà fait mille fois le tour du territoire communal), on croit parfois deviner quelque chose de la vie de ses habitants. Déjà, le dress code : "chemise à carreaux, moustache et barbichette" pourrait être l'autre nom de Longwy, à moins que vous ne préfériez ajouter un béret que vous aurez emprunté à une carte postale en noir et blanc issue de la France des années 50 (je n'ai pas besoin de préciser que c'est pour aller acheter votre baguette à la boulangerie avant de passer chez le fromager qui se trouve en face du boucher). Pensez aussi à laine grise, pantalon gris, cheveux gris : ces signes trompent rarement, et vous feront reconnaître presque à coup sûr un longovicien, vivant ou sous son état de fantôme (car je sais désormais qu'ils existent).

        A Longwy, on trouve des bars. L'alcool vous ferait presque oublier votre lieu de domiciliation, si vous étiez des nôtres. (Cette phrase ferait croire que je suis devenu pochtron, mais c'est faux.) Au fond du verre s'ouvre un horizon qui perce les confins de la Belgique et de l'Allemagne voisines : nous voilà ailleurs. Pourtant, quoi de plus français que ces troquets où l'on vient gratter ensemble ses billets perdants de Bingo, se raconter des histoires fausses de victoires éclatantes au PMU (celles qui commencent par "Je vais te raconter une histoire vraie...") ou simplement rouler approximativement celles qu'on ira désormais se fumer dehors ? La boisson est presque accessoire, si ce n'est qu'on aime avoir quelque chose dans la main pour parler.

        La Rumeur, cette fée qui circule étrangement vite dans les villes de province tout droit sorties des romans d'un Balzac qui aurait suffisamment ménagé sa santé pour connaître le XXe siècle, a porté jusqu'à mon oreille quelques murmures à propos d'un bar sur le fronton duquel il pourrait être écrit : Que nul n'entre ici s'il n'a voté un jour pour le Front National. Ce n'est pas l'idée que j'aime me faire de Longwy, mais peut-être est-ce une réalité. Je n'exclus pas d'aller un jour serrer la main à ces concitoyens, puisque je n'aurai pas l'heur de les croiser à la boucherie halal du coin. N'oublions pas le personnage héroïque de ce domaine de la vie longovicienne : véritable Sisyphe, l'un des piliers de comptoirs consacre ses journées à la tournée des bars de la ville; on dit qu'il commence le matin à Longwy bas, et se fend d'une montée quotidienne pour aller attendre le soir à Longwy haut, autour de la place Darche.

         La place Darche, c'est un peu le lieu central de Longwy haut, la place du marché de Maisons-Laffitte ou la place de la Comédie à Montpellier, si la comparaison est permise. Elle donne sur l'église paroissiale, les bars, les coiffeurs, les banques, sert bien sûr pour le marché du jeudi et abrite en son centre, dans un petit pavillon qui pourrait évoquer le style des cabanes à jardin des parcs parisiens, le Syndicat d'Initiative, qu'ils n'ont pas voulu prendre le risque de baptiser Maison des associations, voire, ce qui pourrait prêter à sourire, Office du tourisme, même s'il en remplit les fonctions, quand le besoin se présente, peut-être plus souvent que vous ne vous l'imaginez, s'il vous plaît, ne vous moquez pas, nous avons tout de même les émaux, et surtout les murailles qui entourent cette place, qui sont celles de la citadelle Vauban, classée au patrimoine mondial de l'UNESCO, à l'ombre de laquelle il n'est pas impossible de rencontrer une chèvre, tant la nature reprend parfois ses droits sur les monuments les plus glorieux.

       Je parle de gloire, comment serait-il possible en ce cas de ne pas évoquer le colonel Natalis Constant Darche, qui donna son nom à la place en question ? Et dire qu'en sirotant ma dernière bière sur la terrasse d'un bar où m'ont reconnu des élèves (la chose semble inévitable à Longwy), j'ignorais encore tout de ce héros local, pensant ne pas me tromper en orthographiant dans ma tête une honteuse "place d'arche" ! L'article de Wikipédia m'a heureusement sorti de cette coupable ignorance, avec quelques lignes comme vous aimez en trouver de temps en temps dans cette splendide encyclopédie, qui sentent à deux cents kilomètres leur style d'historien amateur à la retraite remplissant à ses innombrables heures perdues l'office de pilier de rayon dans une bibliothèque municipale.

       Ces lignes sont d'une saveur qu'on ne retrouve que dans les notices historiques des musées municipaux et les paragraphes narratifs des livres d'Alain Decaux. Je ne résiste pas à vous citer le passage en question, qui ne pouvait que commencer par un futur :

"Par son courage et sa ténacité, il va symboliser l'héroïsme de la ville. Dès leur entrée en France, les Allemands comprennent qu'ils ne peuvent éviter certaines forteresses comme Longwy. Les remparts de la cité abritent pas moins de 3 500 hommes du 164e Régiment d'infanterie. Le lieutenant colonel Darche met en place une redoutable défense avec la cinquantaine de pièces d'artillerie dont il dispose.
Après une héroïque résistance, il se résout à hisser le drapeau blanc le 26 août après 24 jours sous une pluie de fer. Le Kronprinz à qui il remet son épée au quartier général de la Ve Armée allemande lui dit : "Colonel, vous vous êtes très bien battu ; je suis heureux de vous remettre votre épée en témoignage de mon estime pour votre vaillance, votre belle conduite et celle de votre garnison".
Interné en Bavière, il est évacué en Suisse en 1918 pour raison de santé et rapatrié en France. Fait commandeur de la Légion d'honneur en 1920, il se retire à Meaux à l'âge de la retraite où il meurt en 1947. Il repose aujourd'hui dans le cimetière de Sainte-Aulde."

Quel récit ! Quel sens de l'épique et de l'anecdote en même temps ! Quel style enlevé ! On aura compris qu'il en dit aussi long sur le longovicien qui a rédigé ces lignes (comment pourrait-ce être quelqu'un d'autre ?) que sur le colonel qu'il se propose de présenter.

        Le fait d'avoir finalement quitté Longwy n'est pas le moindre des hauts faits de notre colonel Darche. Encore aujourd'hui, des gens peinent à en faire autant. Je n'ai pas eu la retenue d'accueillir sans admiration, dans mes premiers jours, les paroles des collègues qui m'annonçaient avoir fait toute leur carrière au lycée de Longwy, en plus de leurs propres années de lycée. J'entends parler de gens de l'Education Nationale arrivés comme moi ici par le hasard cruel d'une mutation et finalement restés de nombreuses années, par choix. Et même : "Je connais quelqu'un qui a été muté ici, est reparti très vite dans le Sud, et puis au bout de cinq ans... a regretté Longwy !" Pour ma part, je n'ai pas attendu cinq ans pour être très nostalgique de Los Angeles. N'empêche, apparemment c'est une région à laquelle les gens semblent s'attacher, et il n'est pas faux de dire que les Lorrains sont aimables.

       Ce qui me bouscule, en revanche, ce que je ne parviens pas tout à fait à comprendre, ce sont, tenez-vous bien, les voitures décapotables, les grosses cylindrées, les BMW là où les façades des immeubles sont pourtant décaties depuis les années 70, puisqu'ils sont occupés par les anciens ouvriers du métal en concession à vie accordée par les sociétés responsables des usines. Comment expliquer cette cour des miracles, où les bolides tels que vous n'en avez conduit que dans des films côtoient les bâtisses brunies d'une ville-dortoir/fantôme ? Il ne faut pas chercher bien loin, semble-t-il, la solution de cette énigme, puisqu'elle ne se trouve qu'à quelques centaines de mètres, au Grand Duché de Luxembourg.

       A Longwy, il y a un peu deux types de personnes. Il ne s'agit pas seulement de la séparation entre Longwy haut et Longwy bas (les gens du bas ne taguent même pas leur fierté sur les murs comme dans les cités de région parisienne). En fait, il y a ceux qui travaillent en France, et ceux qui travaillent au Luxembourg. Le salaire moyen, paraît-il, est différent; toucher le SMIC de l'autre côté de la frontière, c'est recevoir un peu plus de 1900 € et environ 1200€ si c'est un RSA. Les enseignants gagnent le double de l'autre côté de la frontière. Avec cela, comment empêcher qu'il y ait des fuites, ou des combines par-ci, par-là, du black ou je ne sais quoi... Il serait intéressant un jour de se pencher sur les détails, mais c'est pour l'instant l'occasion ou jamais de parodier Pascal en proclamant par écrit : vérité en-deçà de la citadelle de Longwy, erreur au-delà !

       Alors, en bon citoyen européen, en utopiste rêveur qui songe pour un jour à l'abolition des frontières (ou en tout cas à leur redéfinition, car oui, je crois au Pays Basque, à la Catalogne et à l'Irlande réunifiée), je n'habite pas seulement près du triple point Belgique-France-Luxembourg, je franchis quotidiennement une frontière, qui n'est pas la moins ardue à traverser, du moins à pied : vous l'avez deviné, c'est celle qui sépare Longwy haut de Longwy bas, qui implique d'emprunter pédestrement le chemin qui fut si bien nommé la grimpette.

        La grimpette est une des institutions de Longwy, l'artère de marches par laquelle Longwy bas reçoit le débit faible, mais pas négligeable, des piétons de la ville. Traversant la forêt, elle vous oblige à prendre l'air lorrain à pleins poumons lors de votre ascension. Quand j'aurai retrouvé mon podomètre-altimètre, je vous dirai à combien d'étages cette montée équivaut. Peu importerait, au fond, si elle faisait l'objet d'un entretien régulier en toute saison, ce serait une belle partie de rigolade. Pour l'instant, je vois les trous immenses dans ce que je devine avoir été du bitume, entre les pierres humides d'une mousse qui me rappelle parfois les bunkers de la ligne Maginot. - En hiver, la neige les comble, et le verglas fait de ce coupe-gorge nocturne un coupe-jambes diurne qu'il ne fait pas bon traverser. Sans la récompense d'une vue sur les hauteurs de Longwy, quand le brouillard ne vous la dérobe pas, elles seraient d'une monotonie affligeante.


         Puisque mes voisins portugais (un jour qu'ils étaient sobres, j'ai enfin compris quelle langue ils parlaient) ont fini de se crier affectueusement dessus, je vais en profiter pour jeter un coup d’œil aux interrogations que je vais, affectueusement aussi, infliger à mes élèves demain matin. Le lycée Alfred Mézières est très agréable et les élèves ont la courtoisie d'écouter ce qu'on dit. Je m'étonne souvent de ne pas rentrer fatigué de mes journées de cours. Un bon point pour la Lorraine, décidément. Un de mes regrets est d'avoir manqué, à la fin de l'été, la soixante-sixième fête de la mirabelle, faute qui me donne des scrupules à m'affirmer longovicien. Toutefois, si un jour vous veniez à passer par là, avec vos sabots, n'oubliez pas de chanter tendrement, comme pour rendre hommage à cette ville où il fait presque bon vivre : Longue vie à Longwy ! 

Tuesday, September 6, 2016

Bienvenue à Longwy


La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi



     Ca y est ? J'ai mis le Renaud des années 80 dans mes haut-parleurs ? J'ai ouvert mes fenêtres pour laisser la caresse fraîche de l'air lorrain, déjà presque automnal, venir jusqu'à ma table ? J'ai prêté dans le secret de mon cœur un serment propitiatoire au génie de la Gauche et à son frère le Syndicalisme pour m'assurer la bienveillance des âmes qui hantent peut-être mon appartement ? L'humidité luisant au-dehors sur les arbres, les mousses et la vigne vierge des briques et des crépis abandonnés semble me dire que oui : je peux donc commencer à narrer, sans être inquiété par la malédiction des machines enterrées mais pas mortes, mes premiers pas, timides mais bien réels, dans cette ancienne cité métallurgique de la Lorraine industrielle.

     Pour commencer, cher lecteur, j'aimerais t'avertir que je ne ferai pas ici ce que Wikipedia fera toujours mieux que moi : je n'écrirai pas une notice de dictionnaire, je ne recopierai pas les archives de la municipalité, je ne fournirai pas les statistiques des grèves des années 70, je transmettrai simplement et, je l'espère, en toute modestie, le produit de mon observation subjective et de mon expérience de la ville. Si tu avais prévu d'imprimer une page Internet pour ton prochain exposé d'histoire afin de faire bonne impression sur ton professeur dès la rentrée, tu t'es trompé d'adresse. Sinon, et si ces premières lignes ne te font pas déjà frémir, sois le bienvenu ou la bienvenue à Longwy.

     Au moment où je frappe ces lignes sur le clavier de mon ordinateur, je fête ma première semaine d'installation dans la partie basse de la ville, Longwy Bas. Enfin, je fête... je célèbre, je commémore. Les premiers contacts avec les habitants vivants (car il y en a encore) se sont avérés plutôt étranges : "Ah, bienvenue, cher collègue ! C'est donc ici que l'Education Nationale vous a accordé votre mutation ? Vous êtes originaires de la région, n'est-ce pas ?
      - Non.
      - D'accord, donc vous avez de la famille dans le coin.
      - Non.
    - Ah, nous n'avons pas osé vous demander dès le début (ce sont des femmes qui parlent), mais c'est pour un rapprochement de conjoint, c'est ça ? Une belle Lorraine vous attend ? Ou une Luxembourgeoise ? ... "
Non, évidemment, le lycée Alfred Mézières de Longwy était le premier choix, la priorité numéro 1 de ma liste de vœux de mutation, pour une raison tout à fait valable : je pensais partir à Los Angeles en septembre 2016, pour reprendre pour le plus longtemps possible un poste au Lycée Français.

     "Ah, et sinon vous venez d'où ?
      - De Montpellier.
      - EH BAH CA VA VOUS CHANGER ! "
Le petit ricanement gentil mêlé d'une tendre compassion qui m'est répondu à chaque fois que j'avoue mon origine méridionale n'est pas sans me rappeler l'esprit des contes de la rue Mouffetard, vous savez, quand le héros, jeune et innocent, vient d'acheter la maison hantée du quartier dont personne ne voulait, parce qu'il y avait une sorcière susceptible dans le placard à balais, mais il ne le sait pas. En soi, cela a son charme. C'est presque une expérience littéraire. Je me retiens tout de même de parler de la Californie, pour ne choquer personne.

     Les gens d'ici sont très aimables et très accueillants. Peut-être n'ont-ils pas grand monde à accueillir, en tout cas moins que les cafés de Saint-Tropez ou les boutiques des Champs Elysées où l'on est plus que blasé de voir des gens venir d'ailleurs, et même ennuyé de la compagnie de ses semblables. De plus, il semble que les Lorrains, comme les gens du Nord, fassent contre mauvaise fortune très bon cœur : puisque le temps n'est pas au beau fixe tous les jours, que le printemps n'existe pas et que le brouillard met à l'épreuve la résolution de vos lentilles de contact ou de vos lunettes, il faut bien au moins être aimable pour se rendre la vie possible. C'est une logique louable et que l'on peut comprendre.

     Beaucoup d'individus vous diront que Longwy est laid, que ses rues n'ont pas d'intérêt, que tout est vide depuis la fermeture des usines à la fin des années 1970. Ne les écoutez pas, même s'ils n'ont pas tout à fait tort. Leur donner raison, ce serait valider une logique de haine du patrimoine, de rejet coupable du passé, d'abandon sacrilège de nos meubles anciens. Longwy appartient pour sa plus grande partie à une autre époque et c'est ce qui fait son charme. Je vous parlerai un jour de son musée du Fer à repasser ou, mieux, des collections de faïences pour lesquelles une réduction est disponible dans le journal sur la place du marché, mais pour l'instant je vous invite à vous enivrer par la pensée de son charme de village abandonné de la route 66, et je sais de quoi je parle.

     Devant chez moi, en face de ma fenêtre, l'ancien cinéma de Longwy. Le bâtiment attire la végétation et il y aurait eu des squatters si la place manquait dans la région. Sa vieille enseigne électrique, avec une planète, est le souvenir d'un temps où la conquête spatiale faisait encore rêver, où Américains et Soviétiques se couraient après entre les étoiles à coups d'Apollos et de Sputniks. Il me rappelle le Longwy Palace, autre établissement d'autrefois, que décore encore un style art déco, et, devant la porte, un panneau A louer dont les lettres s'effacent aussi. Il donne pourtant sur l'un des principaux boulevards de Longwy bas, devant un parc où poussent encore des fleurs, des vraies, autour du monument aux morts.

     Les maisons de Longwy ont leur charme lorrain. Bien sûr, ce sont les mêmes que celles de Herserange, Longlaville ou Mont Saint-Martin, les villes voisines, et l'architecte des logements ouvriers n'a pas eu la main légère sur les copier-coller. Elles n'ont pas les briques des corons du Nord, mais les petits toits triangulaires qui scandent ces lignes de maisons donneraient presque envie d'habiter quelque part sur le flanc de la colline, n'étaient les pentes à affronter quotidiennement. Ces habitations semblent en tout cas plus accueillantes pour les familles que les appartements qui s'entassent dans le centre, sans que leurs façades soient entretenues, car ce sont pour beaucoup d'entre eux des concessions à vie faites par les usines aux ouvriers qu'elles tentaient de tuer à la tâche.

     Si le style de cette chronique est pour l'instant assez descriptif, c'est que l'observation est un sport qui se pratique aisément à Longwy, sans doute pour nous dédommager du calme et de l'offre somme toute assez limitée en nightlife, et en daylife aussi d'ailleurs. Au magasin de Longwy-haut (il n'y en a pas au bas), je croise parfois des gueules cassées des années de production métallurgique; elles n'ont rien à envier à celles des guerres qui se donnaient à quelques kilomètres de là il y a un siècle exactement – preuve, s'il en était encore besoin, que le travail n'a pas toujours été la santé, pas pour tout le monde. Leurs femmes, pliées en deux sur une canne, n'ont pourtant rien perdu de leur voix ni de leur colère, et l'on devine au creux de leur oeil un reflet du temps où les métaux des ateliers rendaient littéralement le ciel de la ville rouge, et où un nuage de poussière retombait dans les rues en fin d'après-midi.

     Quant à moi, je jette un regard mélancolique sur la fête foraine vide qui a ouvert sur la place de Longwy bas la fin de semaine dernière. Dommage qu'elle ne fasse pas de bruit, qu'elle n'ait presque personne, que personne n'aille déguster ses churros ou vider sa rage dans une auto-tamponneuse, qu'aucun enfant n'aille perdre la tête sur les chevaux de bois que chantait Verlaine, poète du pays, en son temps. A Montpellier, j'aimais l'animation, les chansons paillardes d'étudiants en médecine dans les rues, les hurlements philosophiques, les rires arrosés, les camaraderies diverses ; à 23h ou une heure du matin, je communiais à leur bonheur, et même depuis mon balcon ou ma mezzanine, j'étais spirituellement avec eux. Je me contente maintenant des montées en puissance des kékés (là aussi il y en a) à moto ou en BMW devant les centres de restauration kébabiques, horrescis legens.

     Que dire encore de Longwy ? C'est le soir et je vais profiter du calme pour m'instruire. Les lieux d'exil, les villes fantômes, les bunkers d'Afghanistan et les obscures retraites ont au moins cet avantage que vous pouvez passer du temps à lire, à oublier la vie et à rêver. (L'an prochain en Californie?) Bien sûr, j'ai encore beaucoup à vous dire de la passionnante monotonie de Longwy, elle me brûle les lèvres et les doigts, mais, comme mon vieux cinéma des années 30, je préfère faire mine d'entretenir le suspense. En attendant, j'espère que vous ne vous ennuyez pas trop dans vos villes centrales et universelles, pleines d'Internet, de spectacles, de voitures décapotables, de jardins, de piscines et de musées, de publicités actuelles, d'apéritifs avant le barbecue et de couchers de soleil sur la plage, nombre d'activités dont la diversité de choix, il faut l'avouer, est presque un tourment. Alors, dans ces moments-là, sachez que je pense à vous et que je crie comme un hymne : Longue vie à Longwy !