La
Longovicienne
Chronique
d'un pays oublié
paraissant
le mardi
Depuis
quelque temps, Longwy vit une transformation que ne saurait expliquer
que la magie de Noël approchant. Notre brouillard, semble-t-il, n'a
jamais été aussi épais, aussi dense. La cape blanche remplit les
rues, nous dérobe les vues panoramiques du haut de la grimpette sur
Longwy-bas et nous fait avancer dans un mélange de tâtonnement et
d'émerveillement. Il ne manque plus au pont immense qui franchit la
vallée de la Chiers que d'être rouge pour faire de nous un
authentique San Francisco de l'Est, sans océan et sans hippies de
droite.
On vous a peut-être
parlé des chutes de températures. Comme par une prédestination à
la Lorraine, j'avoue ne pas y être très sensible et ne pourrais
vous renseigner sur ce point. Je pardonne volontiers à un climat qui
ne pleut pas ou que peu ses écarts de degrés saisonniers.
Du reste, ces escaliers
noirs où l'on s'enfonce le soir parmi les spectres d'une brume
épaisse dans le plus romantique et le plus mystérieux des tableaux
de Caspar David Friedrich, ont bel et bien, le matin, la féerie d'un
palais d'argent. Le givre repasse d'un fin crayon blanc le profil des
brindilles dont les bouquets ornent les arbres et le bord du chemin.
Bientôt la scène s'anime du soleil de dix heures, encore doux et
frais, et les particules de givre entonnent dans les menus
craquements de leur chute une chanson naturelle qui semble vous dire
quelque chose comme : "Vous voyez bien que notre pays a des
charmes !"
Cette magie naturelle se
retrouve dans les contes et certaines traditions que l'on perpétue
dans l'Est de la France. "Monsieur, c'est bientôt la
Saint-Nicolas !" pouvait clamer la bouche innocente de certains
élèves aux oreilles de professeurs en train d'éprouver leur
première fin d'année loin du frou-frou des vagues méditerranéennes
et du ciel clair du Midi. Il est vrai que l'histoire de trois petits
enfants égarés dans le froid et frappant à la porte d'un boucher
barbare fournit un meilleur terreau d'identification à la jeunesse
de l'Est qu'à celle du Sud ; il faut bien la fraîcheur de notre
vent oriental de fin d'automne pour se sentir légitimement recevoir
la compensation du chocolat ou des bonbons.
Saint-Nicolas, évêque
de Myre, dans l'actuelle Turquie, est saint patron de la Lorraine
depuis la fin du Moyen Âge. L'histoire sainte n'a pas peur des
paradoxes : c'est aux alentours de Metz que le perspicace héros
barbu sauva les trois enfants du bac à viande, en une fable, je me
plais à le croire, avant-courrière du végétarianisme. La
basilique de Saint-Nicolas-de-Port conserve la preuve irréfutable de
ce passage en l'espèce d'une relique, celle du doigt de l'évêque
salvateur, qui donne à sa ville l'occasion d'une procession. Nancy
se pare de lumières, de chars et de déguisements, mais baptise
aussi son marché de Noël "fêtes de la Saint-Nicolas" du
nom de cette fierté locale, quoique plutôt messine.
L'atmosphère de fête
et le besoin de repos se prêtent bien aux réunions conviviales, aux
tablées innocentes anticipant les plus grands festins de la fin du
mois. Si vous n'avez pas encore goûté le munster géromé, le
montagnard des Vosges ou une sorte de gouda rouge, empochez une
bouteille de vin gris pour vous inviter à l'une des originales
soirées de quiches lorraines, coiffées de chou, dont le dessert -si
vous avez encore faim- sera immanquablement la légèreté d'une
madeleine à la mirabelle de Commercy. Les petits bretzels salés de
l'apéritif, infidélité au terroir local, n'auront pourtant pas
manqué de croustiller comme il le faut. Vous voyez bien qu'on peut
vivre heureux à Longwy-bas.
Cependant, puisque les
lutins du grand barbu ne font pas tout le travail, il peut arriver de
remonter à Longwy-haut, le temps de quelques emplettes. Je frémis
du kitsch des cartes de vœux proposées à l'envoi et de l'idée
qu'elles donneront de Longwy : difficile de trouver une image qui ne
brille pas, sans paillettes ou dorure cartonnée ! Les figures de
dessin animé le disputent aux simili-peintures d'images décaties
qui ne furent jamais à la mode, et je ne peux m'empêcher de
créditer les longoviciens d'un meilleur goût que cela.
La galerie commerciale
(j'ose l'appeler ainsi) de Longwy-haut, sous l'un de nos trois
châteaux d'eau, à défaut de cadeaux d'un intérêt réel, propose
à peu de frais l'occasion rare d'un voyage dans le temps. En face de
deux ou trois boutiques souvent fermées, la halle Vauban abrite deux
supermarchés dont l'un, fermé le midi, n'accepte la carte bleue
qu'au dessus d'une certaine somme, et l'autre, alimentaire, est
réputé pour ses promotions et ses têtes de gondole où le nombre
d'achats, toutefois, est limité, pour qu'il y en ait pour tout le
monde.
Au détour d'un rayon
-ou, je l'avoue, d'une tête de gondole-, une personne aimable engage
avec moi la conversation pour m'informer du paquet de huit escalopes
de poulet pané qu'elle a trouvé en promotion ailleurs dans le
magasin. Je la remercie poliment sans être en mesure de fournir une
autre astuce en retour, et en concluant discrètement qu'après tout,
je mange peu de viande... Les blousons, les moustaches, les pulls, la
lumière jaune des lampes, les étiquettes de prix réduits et
surtout, les légumes qu'il faut peser soi-même sur la balance avant
de passer à la caisse, constituent une plongée formidable et
fascinante dans les années 1980.
Longwy-haut a aussi son
marchand de légumes, et même de fruits. Comme dans les pays où ces
matières sont rares, le maraîcher, ou l'importateur, présente ses
bijoux de fibres et de vitamines avec la précision et le goût d'un
œnologue des matières végétales. Une mandarine ? Préférez-vous
la douce amertume de la Corse, le sucre de l'Italie, l'imperceptible
acidité espagnole ? Un chou ? Rouge, blanc, en géométrie fractale,
de Belgique ou du Luxembourg ? L'ananas aussi existe de toutes les
formes et de toutes les tailles, de tous les niveaux de sucre même,
bien qu'il ne soit pas cultivé par chez nous.
Un autre fait me laisse
songeur, dans le monde, nouveau pour moi, de la consommation lorraine
: les vendeurs, les caissiers ont une fâcheuse tendance à répéter
"s'il vous plaît" quand vous passez devant eux. "S'il
vous plaît quoi ?" m'arrive-t-il de me dire en mon for
intérieur. Une connaissance belge m'a un jour confessé que cela
avait le mérite d'inciter fortement les gens à dire merci ;
cependant, la coutume va parfois si loin que des commerçants très
polis finissent par me laisser l'impression que c'est moi-même qui
leur vends quelque chose. On appréciera, en revanche, le bonjour
général que les Lorrains adressent quand ils entrent dans un
restaurant, à moins que ce ne soit un trait de politesse provinciale
en général.
Pour ma part, j'ai déjà
fait ma liste de vœux au dieu de la société de consommation (le
père Noël). Tout en haut trône le titre d'un polar écrit par un
certain Didier Daeninckx : Play-back.
Je promets de vous livrer un jour le compte-rendu de ce "petit
polar sympa qui fait passer un après-midi pluvieux", pour citer
un commentaire sur Amazon, car voici comment commence la quatrième
de couverture : "Dans une petite ville sidérurgique de l'Est où
les hauts-fourneaux se sont arrêtés, la misère prend à la gorge à
chaque coin de rue. Patrick Farrel, un écrivain désargenté,
accepte de..." Vous avez deviné de quelle ville l'éditeur
soucieux de laisser planer un voile de mystère n'a osé mentionner
le nom.
Longwy serait donc une
ville à polars. La semaine dernière, croyant entendre la police et
une course-poursuite telle que les Américains aiment en
retransmettre à la télévision au moment des informations, la
curiosité est parvenue à me faire ouvrir discrètement la fenêtre
: le petit train de Noël, avec son traîneau lapon et ses rennes en
LED, traversait la ville avec des sirènes stridentes qui pouvaient
bien rappeler le signal de la relève à l'époque des trois huit ou
les alertes aux catastrophes naturelles. Suis-je bête ! Moi qui ai
déjà parlé des décorations de fin d'année à Longwy, des
bonshommes de neige en guirlandes colorées, des étoiles filantes
électriques et des branches de houx lumineuses, j'aurais pu
m'attendre à leur équivalent mobile et sonore.
Il fut un temps,
d'ailleurs, où l'approche des fêtes pouvait donner lieu à des
cérémonials à même de dilater d'admiration plus d'une pupille
enfantine. Longwy-bas avait ses deux cinémas, qui sont aujourd'hui
deux ruines : aux frais des usines sidérurgiques, les enfants
d'ouvriers venaient y découvrir la nouvelle adaptation d'Astérix ou
de Tintin et Milou au grand écran du Rex ou
du Longwy palace.
Enfin, pour qu'on soit sûr que ces jeunes êtres crussent à père
Noël dur comme fer,
ces séances étaient généralement suivies des distributions de
cadeaux, apparus comme par un effet de la magie lorraine au milieu
d'un goûter de pains d'épices et de jus d'orange.
J'ai remarqué avec
tristesse que le Carrefour Market ne vendait pas de chocolat, et
c'est encore vers le supermarché Vauban que j'ai dû me replier pour
pouvoir partager des papillotes avec mes camarades longoviciens.
Leurs devinettes de papier glacé, dont le ton approche celui de la plaisanterie,
fournissait une douce consolation, et je sais désormais que la
dragonne n'est pas la femelle de l'animal du même nom. Qu'il me soit permis de me considérer comme initié à l'humour lorrain et de
déambuler dans ses rues sans le complexe de l'immigré récent.
Le sapin de la place
Darche, à Longwy-haut, jouit de la compagnie de quelques acolytes
parés de guirlandes bleues. Ensemble, ils veillent sur la plus belle
mise en abyme qu'on pouvait faire pour préparer ces fêtes : non pas
une crèche avec un bœuf et de la paille, mieux, une reproduction de
la citadelle de Vauban, entière et quelque peu schématisée, avec
son église, sa mairie et son puits. Je le dis sans ressentiment,
mais le sapin de Longwy-bas n'a pas reçu l'honneur d'abriter une
telle maquette.
Tous les rêves ont une
fin : alors avant de redescendre dans la ville basse, pourquoi ne pas
s'offrir le frisson contemplatif d'un passage nocturne par la porte
de France des remparts de Vauban ?
Ainsi, nous voilà sur
le pont qui permet de franchir un fossé de dix mètres ; rien
n'éclaire notre champ de vision que la lune et les dernières
clartés qu'elle fait paraître dans le ciel à travers les nuages ;
les arbres majestueux de la lunule fortifiée découpent leur haute
silhouette hérissée de branches sur le ciel d'un bleu nocturne ; le
calme et l'absence de lumière artificielle permettent d'apprécier
la beauté du conte fantastique de ces vieux murs lorrains.
L'abrupte grimpette
s'offre dans le prolongement de la forteresse, dernier rempart avant
l'abîme de Longwy-bas. Dans quelques instants, je replongerai dans
le nuage de brouillard impénétrable à l’œil même des curieux les
plus aiguisés. Je m'engouffrerai au sens propre dans l'escalier à
l'existence duquel le noir vespéral rend encore moins aisé de
croire, mais qu'à cela ne tienne, puisque sont heureux ceux qui
croient sans voir vu ! C'est un étourdissement mêlé de prudence
instinctive ; pourtant le temps, que l'on trouvait déjà bien lent,
s'arrête : la voilà, l'éternité lorraine qui nous fait murmurer
encore, au moment où nous demandons à notre lit de nous reposer
pour une nuitée d'un froid qui se fait de plus en plus malignement
chatouilleur : Longue vie, à Longwy !
Plusieurs petites choses :
ReplyDelete- Il y a du chocolat au Carrefour City, et non pas Market
- Ne surtout pas prendre la grimpette après une pluie verglassante au risque d'y rester
- Je vois que vous avez pu prendre place au défilé du St Nicolas, il n'y a pas de défilé du père noël à Longwy