Tuesday, December 13, 2016

Brumeuse grimpette

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Depuis quelque temps, Longwy vit une transformation que ne saurait expliquer que la magie de Noël approchant. Notre brouillard, semble-t-il, n'a jamais été aussi épais, aussi dense. La cape blanche remplit les rues, nous dérobe les vues panoramiques du haut de la grimpette sur Longwy-bas et nous fait avancer dans un mélange de tâtonnement et d'émerveillement. Il ne manque plus au pont immense qui franchit la vallée de la Chiers que d'être rouge pour faire de nous un authentique San Francisco de l'Est, sans océan et sans hippies de droite.

     On vous a peut-être parlé des chutes de températures. Comme par une prédestination à la Lorraine, j'avoue ne pas y être très sensible et ne pourrais vous renseigner sur ce point. Je pardonne volontiers à un climat qui ne pleut pas ou que peu ses écarts de degrés saisonniers.

     Du reste, ces escaliers noirs où l'on s'enfonce le soir parmi les spectres d'une brume épaisse dans le plus romantique et le plus mystérieux des tableaux de Caspar David Friedrich, ont bel et bien, le matin, la féerie d'un palais d'argent. Le givre repasse d'un fin crayon blanc le profil des brindilles dont les bouquets ornent les arbres et le bord du chemin. Bientôt la scène s'anime du soleil de dix heures, encore doux et frais, et les particules de givre entonnent dans les menus craquements de leur chute une chanson naturelle qui semble vous dire quelque chose comme : "Vous voyez bien que notre pays a des charmes !"




     Cette magie naturelle se retrouve dans les contes et certaines traditions que l'on perpétue dans l'Est de la France. "Monsieur, c'est bientôt la Saint-Nicolas !" pouvait clamer la bouche innocente de certains élèves aux oreilles de professeurs en train d'éprouver leur première fin d'année loin du frou-frou des vagues méditerranéennes et du ciel clair du Midi. Il est vrai que l'histoire de trois petits enfants égarés dans le froid et frappant à la porte d'un boucher barbare fournit un meilleur terreau d'identification à la jeunesse de l'Est qu'à celle du Sud ; il faut bien la fraîcheur de notre vent oriental de fin d'automne pour se sentir légitimement recevoir la compensation du chocolat ou des bonbons.

     Saint-Nicolas, évêque de Myre, dans l'actuelle Turquie, est saint patron de la Lorraine depuis la fin du Moyen Âge. L'histoire sainte n'a pas peur des paradoxes : c'est aux alentours de Metz que le perspicace héros barbu sauva les trois enfants du bac à viande, en une fable, je me plais à le croire, avant-courrière du végétarianisme. La basilique de Saint-Nicolas-de-Port conserve la preuve irréfutable de ce passage en l'espèce d'une relique, celle du doigt de l'évêque salvateur, qui donne à sa ville l'occasion d'une procession. Nancy se pare de lumières, de chars et de déguisements, mais baptise aussi son marché de Noël "fêtes de la Saint-Nicolas" du nom de cette fierté locale, quoique plutôt messine.

     L'atmosphère de fête et le besoin de repos se prêtent bien aux réunions conviviales, aux tablées innocentes anticipant les plus grands festins de la fin du mois. Si vous n'avez pas encore goûté le munster géromé, le montagnard des Vosges ou une sorte de gouda rouge, empochez une bouteille de vin gris pour vous inviter à l'une des originales soirées de quiches lorraines, coiffées de chou, dont le dessert -si vous avez encore faim- sera immanquablement la légèreté d'une madeleine à la mirabelle de Commercy. Les petits bretzels salés de l'apéritif, infidélité au terroir local, n'auront pourtant pas manqué de croustiller comme il le faut. Vous voyez bien qu'on peut vivre heureux à Longwy-bas.




     Cependant, puisque les lutins du grand barbu ne font pas tout le travail, il peut arriver de remonter à Longwy-haut, le temps de quelques emplettes. Je frémis du kitsch des cartes de vœux proposées à l'envoi et de l'idée qu'elles donneront de Longwy : difficile de trouver une image qui ne brille pas, sans paillettes ou dorure cartonnée ! Les figures de dessin animé le disputent aux simili-peintures d'images décaties qui ne furent jamais à la mode, et je ne peux m'empêcher de créditer les longoviciens d'un meilleur goût que cela.

     La galerie commerciale (j'ose l'appeler ainsi) de Longwy-haut, sous l'un de nos trois châteaux d'eau, à défaut de cadeaux d'un intérêt réel, propose à peu de frais l'occasion rare d'un voyage dans le temps. En face de deux ou trois boutiques souvent fermées, la halle Vauban abrite deux supermarchés dont l'un, fermé le midi, n'accepte la carte bleue qu'au dessus d'une certaine somme, et l'autre, alimentaire, est réputé pour ses promotions et ses têtes de gondole où le nombre d'achats, toutefois, est limité, pour qu'il y en ait pour tout le monde.

     Au détour d'un rayon -ou, je l'avoue, d'une tête de gondole-, une personne aimable engage avec moi la conversation pour m'informer du paquet de huit escalopes de poulet pané qu'elle a trouvé en promotion ailleurs dans le magasin. Je la remercie poliment sans être en mesure de fournir une autre astuce en retour, et en concluant discrètement qu'après tout, je mange peu de viande... Les blousons, les moustaches, les pulls, la lumière jaune des lampes, les étiquettes de prix réduits et surtout, les légumes qu'il faut peser soi-même sur la balance avant de passer à la caisse, constituent une plongée formidable et fascinante dans les années 1980.




     Longwy-haut a aussi son marchand de légumes, et même de fruits. Comme dans les pays où ces matières sont rares, le maraîcher, ou l'importateur, présente ses bijoux de fibres et de vitamines avec la précision et le goût d'un œnologue des matières végétales. Une mandarine ? Préférez-vous la douce amertume de la Corse, le sucre de l'Italie, l'imperceptible acidité espagnole ? Un chou ? Rouge, blanc, en géométrie fractale, de Belgique ou du Luxembourg ? L'ananas aussi existe de toutes les formes et de toutes les tailles, de tous les niveaux de sucre même, bien qu'il ne soit pas cultivé par chez nous.

     Un autre fait me laisse songeur, dans le monde, nouveau pour moi, de la consommation lorraine : les vendeurs, les caissiers ont une fâcheuse tendance à répéter "s'il vous plaît" quand vous passez devant eux. "S'il vous plaît quoi ?" m'arrive-t-il de me dire en mon for intérieur. Une connaissance belge m'a un jour confessé que cela avait le mérite d'inciter fortement les gens à dire merci ; cependant, la coutume va parfois si loin que des commerçants très polis finissent par me laisser l'impression que c'est moi-même qui leur vends quelque chose. On appréciera, en revanche, le bonjour général que les Lorrains adressent quand ils entrent dans un restaurant, à moins que ce ne soit un trait de politesse provinciale en général.

     Pour ma part, j'ai déjà fait ma liste de vœux au dieu de la société de consommation (le père Noël). Tout en haut trône le titre d'un polar écrit par un certain Didier Daeninckx : Play-back. Je promets de vous livrer un jour le compte-rendu de ce "petit polar sympa qui fait passer un après-midi pluvieux", pour citer un commentaire sur Amazon, car voici comment commence la quatrième de couverture : "Dans une petite ville sidérurgique de l'Est où les hauts-fourneaux se sont arrêtés, la misère prend à la gorge à chaque coin de rue. Patrick Farrel, un écrivain désargenté, accepte de..." Vous avez deviné de quelle ville l'éditeur soucieux de laisser planer un voile de mystère n'a osé mentionner le nom.

    Longwy serait donc une ville à polars. La semaine dernière, croyant entendre la police et une course-poursuite telle que les Américains aiment en retransmettre à la télévision au moment des informations, la curiosité est parvenue à me faire ouvrir discrètement la fenêtre : le petit train de Noël, avec son traîneau lapon et ses rennes en LED, traversait la ville avec des sirènes stridentes qui pouvaient bien rappeler le signal de la relève à l'époque des trois huit ou les alertes aux catastrophes naturelles. Suis-je bête ! Moi qui ai déjà parlé des décorations de fin d'année à Longwy, des bonshommes de neige en guirlandes colorées, des étoiles filantes électriques et des branches de houx lumineuses, j'aurais pu m'attendre à leur équivalent mobile et sonore.




     Il fut un temps, d'ailleurs, où l'approche des fêtes pouvait donner lieu à des cérémonials à même de dilater d'admiration plus d'une pupille enfantine. Longwy-bas avait ses deux cinémas, qui sont aujourd'hui deux ruines : aux frais des usines sidérurgiques, les enfants d'ouvriers venaient y découvrir la nouvelle adaptation d'Astérix ou de Tintin et Milou au grand écran du Rex ou du Longwy palace. Enfin, pour qu'on soit sûr que ces jeunes êtres crussent à père Noël dur comme fer, ces séances étaient généralement suivies des distributions de cadeaux, apparus comme par un effet de la magie lorraine au milieu d'un goûter de pains d'épices et de jus d'orange.

     J'ai remarqué avec tristesse que le Carrefour Market ne vendait pas de chocolat, et c'est encore vers le supermarché Vauban que j'ai dû me replier pour pouvoir partager des papillotes avec mes camarades longoviciens. Leurs devinettes de papier glacé, dont le ton approche celui de la plaisanterie, fournissait une douce consolation, et je sais désormais que la dragonne n'est pas la femelle de l'animal du même nom. Qu'il me soit permis de me considérer comme initié à l'humour lorrain et de déambuler dans ses rues sans le complexe de l'immigré récent.

     Le sapin de la place Darche, à Longwy-haut, jouit de la compagnie de quelques acolytes parés de guirlandes bleues. Ensemble, ils veillent sur la plus belle mise en abyme qu'on pouvait faire pour préparer ces fêtes : non pas une crèche avec un bœuf et de la paille, mieux, une reproduction de la citadelle de Vauban, entière et quelque peu schématisée, avec son église, sa mairie et son puits. Je le dis sans ressentiment, mais le sapin de Longwy-bas n'a pas reçu l'honneur d'abriter une telle maquette.




     Tous les rêves ont une fin : alors avant de redescendre dans la ville basse, pourquoi ne pas s'offrir le frisson contemplatif d'un passage nocturne par la porte de France des remparts de Vauban ?

     Ainsi, nous voilà sur le pont qui permet de franchir un fossé de dix mètres ; rien n'éclaire notre champ de vision que la lune et les dernières clartés qu'elle fait paraître dans le ciel à travers les nuages ; les arbres majestueux de la lunule fortifiée découpent leur haute silhouette hérissée de branches sur le ciel d'un bleu nocturne ; le calme et l'absence de lumière artificielle permettent d'apprécier la beauté du conte fantastique de ces vieux murs lorrains.

     L'abrupte grimpette s'offre dans le prolongement de la forteresse, dernier rempart avant l'abîme de Longwy-bas. Dans quelques instants, je replongerai dans le nuage de brouillard impénétrable à l’œil même des curieux les plus aiguisés. Je m'engouffrerai au sens propre dans l'escalier à l'existence duquel le noir vespéral rend encore moins aisé de croire, mais qu'à cela ne tienne, puisque sont heureux ceux qui croient sans voir vu ! C'est un étourdissement mêlé de prudence instinctive ; pourtant le temps, que l'on trouvait déjà bien lent, s'arrête : la voilà, l'éternité lorraine qui nous fait murmurer encore, au moment où nous demandons à notre lit de nous reposer pour une nuitée d'un froid qui se fait de plus en plus malignement chatouilleur : Longue vie, à Longwy !






1 comment:

  1. Plusieurs petites choses :
    - Il y a du chocolat au Carrefour City, et non pas Market
    - Ne surtout pas prendre la grimpette après une pluie verglassante au risque d'y rester
    - Je vois que vous avez pu prendre place au défilé du St Nicolas, il n'y a pas de défilé du père noël à Longwy

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