Le titre est un article à lui
tout seul.
Ah ! La province. Il serait facile de céder à la tentation de
vous resservir une part de tarte à la crème sur cet éternel topos de la
géographie française, ce lieu commun de l’aménagement du territoire, cette
tradition nationale inégalitaire et sous certains aspects non dénuée de dédain,
sur cette différence en même temps que cette quasi séparation de Paris d’avec
le reste de la France. Ca y est, on le sent : c’est un parisien qui
écrit. Il va nous offrir un petit paquet surprise de ses émerveillements (on ne
parle plus patois en province ! le code de la route est adopté ! on a
abandonné les charrues pour les tracteurs !), saupoudrée d’un peu de la
bienveillance condescendante qu’on fait si bien à Paris, dans le meilleur des
cas, saupoudrée de cette condescendance qu’il nous servira quand il nous dira
que finalement, il aime bien la province.
Première part de tarte : il
y a plusieurs provinces (ne riez pas, ça ne va pas forcément de soi pour le parisien, quoi qu’aient essayé de lui faire comprendre les Basques et les
Bretons) : la province des corons n’est pas celle des burons ; celle du
maroilles n’est pas celle de la mimolette ; celle du bourgogne n’est pas
celle du bordeaux ; la province provinciale de la Beauce n’est pas la
parisienne province de la côte azuréenne.
Ensuite, la province n’est pas faite
que de campagne, de champs et de prairies : elle comporte aussi des
villes : Marseille, Lyon, Lille, Londres, Bordeaux… Toulouse… (c’est une
ville aussi, Toulouse ?). Eh oui : dans les expressions « jambon
de Bayonne, » « moutarde de Dijon, » « rillettes du
Mans » que vous utilisez pour tartiner vos sandwiches achetés entre
Bastille et Nation, les mots Dijon, Bayonne et Le Mans désignent aussi des
villes.
Bayonne, Dijon, Le Mans (ajoutons
Meaux pour le brie et l’UMP, Pont-Aven pour les galettes ou
Chasseneuil-du-Poitou pour le Futuroscope), d’accord, vous connaissez. Mais
laissez-moi vous mettre au défi : Vendôme, qui a donné son nom à une place
parisienne et à quelques bijoux, croyez-vous que ce fut seulement le nom d’une
colonne, d’un duc et de quelques lignées de nobles illustrant l’histoire
de l’Ancien Régime ? Et la ville de Ronsard (vous connaissez,
Ronsard ?) ? celle qui renia son Henri IV protestant pendant les
guerres de religion (Henri né à Pau mais Bourbon-Vendôme d’héritage)
? la ville de Rochambeau, lui qui
libéra l’Amérique aux côtés de Washington ? celle de Balzac ?
Laissez-moi vous administrer une petite leçon de Loir-et-Cher, puisque apparemment
Wikipedia en anglais en sait plus que vous sur la question.
D’abord, j’avoue, je
triche : mes grands-parents habitent à Vendôme. Je connais la ville depuis
mon enfance, tendre. Cependant, les doux regards de l’enfance ne nous laissent
pas voir tous les aspects de la réalité ; tout nous paraît normal, quand
on est enfant ; alors que la province est normale, certes, mais pas comme
à Paris. En revanche, après plusieurs années d’études passées à
m’emparisianiser, et une à l’étranger où notre capitale était presque synonyme
de France quand j’en entendais parler par des personnes de nationalités
différentes, après ces années passées dans les grandes villes, je dois dire
qu’à chaque séjour ici-bas en province, j’ai l’impression d’en mieux comprendre
le sens et d’en mieux apprécier la vie, la particularité, le plus souvent en
bonne part (je me protège rhétoriquement contre d’éventuelles jacqueries à mon
encontre).
Paris, en effet, qui
l’ignore ? n’offre pas que des avantages. Bien sûr, vous pouvez frimer
parce que vous avez été au Louvre en doublant tout le monde dans la queue ou
que vous avez escaladé la tour Eiffel sans vous faire repérer par les gardiens,
vous êtes plus élégants dans vos vêtements, vous avez le pouvoir politique (qui
vous grève tout autant d’impôts cependant), les études de la Sorbonne et des
grandes écoles, ainsi qu’un résumé des provinces de France dans vos restaurants
et vos bibliothèques – oui, vous avez tout cela… mais plusieurs sujets, comme
l’impolitesse chronique des parisiens, le sens pitoyable (et impitoyable) de
l’amabilité (à de notables exceptions près, qui sont d’autant plus lumineuses
et généreuses qu’elles essaient de rendre meilleur un monde qui n’en a que trop
besoin, personnes aimables de Paris, qui existez, je vous salue et je vous
remercie), l’affluence envahissante des touristes, les trottoirs remplis, les
prix ridiculement élevés et, bien sûr, un thème qui n’est pas des moindres, la
conduite : des rues surchargées dans une circulation où chaque situation
est une exception au code de la route, des automobilistes violents et
impulsifs, des auto-écoles chères, trop chères, avec un permis très cher et une
probabilité anormalement élevée d’échouer à l’examen.
Puisque c’est ainsi, venez, comme
moi, passer votre permis en province, prendre vos leçons de conduite dans une
petite ville (j’ose le mot) où vous croiserez sur la route une voiture
bien moins souvent, où les gens sont plus aimables (sont aimables tout court),
les prix raisonnables, les habitants serviables et même parfois souriants.
Châteaudun : cette cité, dont les maisons à colombage subsistent encore
dans le quartier de l’immense château, est un des nombreux lieux de province
idéaux non pas seulement pour passer, mais aussi pour obtenir son permis de conduire,
expérience qui vous permettra, si vous prenez la peine de vivre un peu sur
place, de partager quelques regards et quelques conversations avec les
habitants du cru, dans la fascinante vie d’une petite ville de province.
« Bonjour Monsieur
Pijard ! La même que d’habitude ? Tiens, v’là Suzette. C’était
Jean-Jacques et maintenant c’est Ginette. Tu souris pas, tu m’fais la
gueule ? Ah d’accord, t’es toujours obligée d’aller faire ton stage à
Paris, je comprends. »
Pour moi, une… fougasse (je me
sens devenir provincial) madame la boulangère, s’il vous plaît. Non, c’est
charmant d’être accueilli avec le sourire, des personnes pleines d’énergie,
n’ayant pas peur d’élever la voix pour être entendues des petits vieux et des
p’tits jeunes, d’entendre encore des merci et des pardon – et de voir, dans la
queue, le bal, le défilé des habitants de l’Eure-et-Loir, le bleu de travail
des artisans au moment de la pause du midi, les blousons noirs, les tabliers et
les vestes d’un autre siècle (le XXe). Acheter son repas à la boulangerie là-bas,
c’est déjà mettre le pied dans un roman de Balzac (j’aurais sûrement dit
Flaubert si je m’étais trouvé en Normandie).
Alors, comme il est midi et que
la boulangerie ferme à 13h, on peut manger son pique-nique sur la place du
quartier, assis sous les érables d’Europe aux feuilles tout automnées de brun
et de jaune sur un siège en pierre que ne se réservent pas, comme à Paris, les
amoureux (je laisse Brassens finir cette phrase sur les bancs publics). Après
quelques bouchées, on tombera peut-être sur un « bon appétit » tombé
du sourire d’un passant (ah ! c’est encore la boulangère, qui était si
sympathique). Un peu de vent parce que c’est octobre, quelques feuilles qui
volent comme dans un tableau de peinture réaliste (les bons vieux réalistes
d’au-delà des capitales), comme dans un film sur la mélancolie, une description
de romancier du dimanche sur les sentiments ternes qui sourdent dans les mois
qui précèdent généralement la saison d’hiver.
Mais qu’à cela ne tienne, puisque
la vie continue, puisqu’on peut aller passer son code dans une salle avec
d’autres jeunes gens (mais si, mais si), qui sera un moment presque agréable
(aux aberrations du code de la route français près, cela reste la France, celle
des règles inutiles et de la bureaucratie obèse et boulimique, nourrie par des
hauts fonctionnaires parisiens, cependant), agréable pour peu que vous évitiez
de vous laisser refiler la place à côté de l’homme moustachu un peu enveloppé
qui ne se lave qu’une fois par mois, et que nous sommes le 25, et que vous ne
savez pas très bien forcer votre sourire (vous êtes parisien, je vous
rappelle !). Quelques séances de code, pourquoi pas puisqu’il coûte moins
cher qu’en métropole (pardon, qu’à la capitale, je voulais dire).
Le code, avant un peu de conduite
(oui, je raconte ma vie, mais que voulez-vous, on n’a pas vingt-mille choses à
faire, en province). Qui n’a jamais conduit en France devra s’habituer au
caractère fastidieux et bureaucratique des priorités à droite et des
ronds-points, ce qui était mon cas mais qui n’étonne sûrement plus depuis
longtemps beaucoup d’entre ceux qui lisent ce billet. La France, ses routes
extrêmement étroites limitées à 50 en ville, y compris là où les enfants
viennent jouer au ballon entre les maisons, dans les montées, les descentes qui
obstruent votre vue et dérèglent votre vitesse, les priorités à droite cachées,
dissimulées, prêtes à vous sauter dessus. Et puis les routes de campagne à 80,
sur lesquelles on ne peut pas se croiser mais qui demeurent à double sens.
Adieu plans de ville en quadrillage, double-voies pour doubler, limitations de
vitesse claires et raisonnables avec de la place pour manœuvrer, je vous laisse
à Los Angeles. La province, c’est cela aussi.
Bon, d’accord, la cousine
parisienne partage la plupart de ces travers, et sa géométrie irrégulière fait
honnêtement concurrence aux petites villes médiévales à ruelles biscornues et
pentues, à « zones de rencontre » où les piétons sont rois. Mais le
commissaire manque de vous couper la route : « auto-école,
va ! » pense-t-il probablement en grillant presque son stop. - Eh
bien, j’irai me plaindre au maire, repartit votre moniteur ; je paye des
impôts, c’est pas pour que la police enfreigne la loi. Belle province, où le
Citoyen français existe encore, et où, s’il n’est pas écouté, il est du moins
entendu, et non noyé dans les complications inutiles d’une bureaucratie
fastidieuse (bureaucratie, décidément, c’est un mot de Paris). On serait de
toute façon consolé par le charme de ces petites maisons blanches ou de celles
à colombages, qui, à juste titre, tiennent tant à leur Moyen Âge. Et le
château, par là-bas, monument provincial s’il en est ! Car Paris ne
connaît que les palais.
La province a ses parlers aussi,
vous vous en doutez. Ah non, pas ses patois, pas le provençal ou le ch’ti, qui
se ramifient en des douzaines d’idiolectes ou de sociolectes selon le comté ou
le village que vous êtes en train de traverser. Je vous parle du vrai parler de
province, universellement reconnu de Grenoble à Arras, de Montpellier à
Coquainvilliers : le provincial. Ce langage, vous l’avez forcément déjà
entendu sans en connaître le nom (y compris à Paris puisque trop de parisiens
sont des provinciaux repentis). Si, qu’vous l’avez entendu ! Pas dans les
aréoports, ptêtre ! Mais moi si vous voulez, les pisses cyclab c’est
quequ’chose que j’ai du mal à comprendre. Y fallait point qu’y construisent des
routes s’y voulaient pas qu’on roule avec la voiture. Et çui-là qu’a pas
d’voiture aux normes, comme y disent, faut pas l’oublier non plus ! Et les
vélos qui saloment entre les autos, c’est pas terrib’ ! Et ni les
motos ! N’est-ce pas mame Bichard ?
Au demeurant, et c’est un
phénomène que j’ai pu observer durant mon immersion d’une semaine à Châteaudun,
la province se banlieuise. Ce ne serait pas juste, sinon. Peut-être parce que
c’est Châteaudun, que c’est presque encore l’Ile-de-France, j’sais point, moi,
mais on construit des habitations dont le loyer est aussi modéré que
l’entretien, on entatasse un peu les gens dans des immeub’ alors qu’y a d’la
place autour. Du coup, c’est vrai, les murs tagués se développent ;
certains accents deviennent à la mode (ouèche mon frère)
–oulah ! et des expressions en arabe à effrayer les mamies qui voteraient
au FN si elles étaient de la région PACA; quelques fous explosent les
limitations de vitesse en BM sur le rond-point carré de la place du
marché ; l’homme hagard qui reste en T-shirt sale à sa fenêtre de HLM
toute la journée a presque rejoint le panthéon des figures provinciales. On a
des blousons en cuir, comme dans les années 80 ; ou des pics en gel sur la
tête, comme les années 2000, chaque chose en son temps, et c’est le temps de la
province, qui a le temps ; on mettra du Abercrombie dans dix ans, pour
autant que ce puisse être considéré comme un progrès. Toujours est-il que la population change,
immigre depuis les Yvelines ou la Seine Saint-Denis, autant dire le bout du
monde. Ils sont un peu has been, nos provinciaux, doivent se dire les
parisiens, mais pas forcément vieillots pour autant (eh, pas de mauvais
esprit là-haut).
Vous voulez du mauvais esprit, en
voilà, car je n’ai pas le choix, pour les vieilles folles de province, ce
personnage fascinant s’il en est, tant qu’on se tient à distance. Elles, ce ne
sont pas des esprits métissés (un Tourangeau avec une Saumuroise ! une
Alsacienne avec un Lorrain ! pas de ça chez nous) : ce sont de purs
produits du pays, des enfants malheureux du terroir, des descendants de la
terre qui ne les a que trop et mal nourris.
La folle du matin fait mine de
vous aborder à l’arrêt de bus pour un renseignement. Puis, elle vous expose
petit à petit sa théorie sur la France, sur le déclin des institutions,
l’avenir calamiteux de la politique et la décadence des mœurs ; elle
s’emporte, dans un second temps, pas
contre vous évidemment, même si vous essuyez ses postillons sans pouvoir en
placer une ni même vouloir essayer de le faire (à quoi bon) : C’est la
faute des Chinois ! Regardez, quand j’achète des enveloppes à
Monoprix ! Y’a plus d’explications, sur les enveloppes, que des
dessins ! Tout ça, ça fait le lit du Front National ! Comment on fera
pendant la prochaine guerre, quand y faudra défendre le territoire ?
Toujours avec sa voix de poule croisée avec un dindon un peu rauque, ce sont
des « avant » et des « quand j’étais jeune, » si ça vient
du cœur (elles savent qu’il ne faut plus dire « de mon temps », ça
fait suspect), des « un jour » et des « vous verrez,
tiens » quand refait surface son esprit de prophétesse éclairée. A moins
d’être amusé par le discours de ces pythies ignorées dont la logorrhée vous
inspire, vous auriez mieux fait d’attendre le bus derrière l’arrêt, sous la
pluie.
La folle du soir, c’est celle
qui, quand vous rentrez chez vous après une journée de travail (de code, de
conduite), et que vous passez dans une de ces rues aux petites maisons des pays
de la Loire, ouvre doucement la porte avant de se placer sur le seuil à votre
hauteur pour vous demander en robe de chambre, monsieur, avez-vous
l’heure ? « Mais certainement, madame. L’heure d’été, c’est ce
week-end, oui, n’oubliez pas de mettre un réveil à 3h du matin pour régler
votre pendule. » Pas de merci, pas d’au revoir, je ne m’en formalise pas,
j’imagine que j’étais l’attraction de sa journée, le rayon d’activité dans son
monde d’ennui, de temps lent, d’habitude et d’hébétude, de province au sens
insultant du terme. La folle du soir est plus calme que la folle du matin.
C’est ainsi que j’ai passé une
bonne semaine, travaillant code et conduite à Châteaudun, logeant dans un
quartier charmant de Vendôme. Chaque matin et chaque soir, le car m’emmenait de
l’une à l’autre, à travers les villages, les hameaux, les Pezou, les Freteval,
les Cloyes-sur-Loir, trajet dont le principal événement était le franchissement
de la frontière du Loir-et-Cher et de l’Eure-et-Loir. Je voyais les champs, les
forêts, les épouvantails, les panneaux pour la « fête des
arbres » ; les clochers, les écoles de garçons et les écoles de
filles, les cafés-restaurants dans l’ancien moulin, au-dessus de la rivière ;
les ponts, les saules qui y pleurent leurs larmes de feuilles sur les
bords du Loir, dans une mélancolie toute provinciale; les pluies, les cieux
qu’on voit plus qu’à Paris, les belles façades en pierre de taille, l’ardoise,
les cheminées coiffées de tuiles et les derniers murs ornés de brique tout le
long de la pierre meulière.
Là-bas, durant les après-midi les
plus longues, c’est la Nouvelle République (et non Métro ou 20
Minutes) que je laissais se feuilleter entre mes doigts : où l’on apprend
que la voisine a perdu son chien, que le voisin est tombé en vélo ; que
les communistes à l’ancienne ont rompu leur alliance avec les
socialistes du conseil municipal ; que les finances vont bien mais qu’il y
a toujours un gouvernement, chez les parigos, qui décrète des taxes et suscite
des jacqueries, dans les autres provinces aussi d’ailleurs. Charme de la vie
provinciale, heureusement qu’il y a des mots croisés après le courrier des
lecteurs et les photos de l’école maternelle.
Pour être honnête, je n’ai pas vu
toutes les provinces, quoique j’en aie vu plusieurs au cours de ma vie, oh ma
longue vie de vingt-cinq ans. Je renchéris sur mes clichés et sur ce qui se
répète, en concluant qu’on est plus simple en province (attention, ça ne veut
pas dire simplet, même si le cas n’est pas à exclure ; c’est juste qu’on
se pose moins de questions inutiles) ; on connaît moins l’orgueil, la
vanité, voire la vulgarité, ou en tout cas les insultes : certes, on vous
traitera d’idiot, de sot, d’imbécile à la limite, de jean-foutre ou de
fesse-mathieu si vous insistez, mais jamais de connard, de salaud ou d’enfoiré.
On dira ce qu’on dira, mais c’est agréable, même s’il doit falloir être né
dedans pour être en mesure d’y survivre sans une adaptation trop violente.
Allez-y progressivement, en commençant par la ville, Lyon ou Bordeaux, puis
vous diminuerez le calibre d’un cran tous les deux ans, Grenoble, Montpellier,
Pau, Tours, jusqu’à finir dans la « diagonale du vide » au fin fond
du Limousin, qui compte chaque année plus de morts que de naissances.
J’aurais aimé vous parler des
vins de Champagne, des BD d’Angoulême, des Celtes musiciens de Lorient, du
théâtre d’Avignon ou des remparts de Carcassonne, mais je n’ai vécu qu’aux
plaines fertiles de la région Centre, dont vous avez compris qu’elle a du
charme (je ne parle pas de l’Indre ni de l’Indre-et-Loire, qui sont
littéralement féeriques, comme sans doute d’autres lieux que j’ignore). Je peux
observer ces lieux, connus seulement de réputation, seulement dans les reflets
de mon désir de découvrir d’autres provinces, que j’aime déjà tellement sans
même les connaître que, finalement converti par mon propre frivole article, le
mot si parisien de « province » commence déjà à me répugner.
Avec ses cheveux noirs sur les
épaules, en grand manteau vert-chasseur de velours, il me semble l’avoir
croisée, la province, jeune, personnifiée, incarnée, allégorique dans toute sa
splendeur, sans que je puisse me rappeler si c’était à Châteaudun ou à Vendôme,
sur un quai de gare ou dans un rêve. Elle avait des yeux bleus et violets,
ombragés de brun, profonds comme les paysages de champs que coiffent parfois
des peupliers esseulés, et pleins du même soleil d’automne, d’été de la
Saint-Martin, qui perce les brumes au matin et vous jette brusquement dans un
souvenir. Elle n’avait pas la taille de guêpe que les télévisions (les
quoi ?) infligent aux filles de Paris et de la banlieue, les débilités
superficielles des magazines de mode et les caractères stupides des affiches de
pub du métro parisien ; loin d’être épaisse pour autant, elle avait tout
juste la silhouette qu’il faut pour vous faire deviner qu’elle sait encore très
bien faire la cuisine, et qu’elle fait d’ailleurs plus de légumes que de pâtes
et de riz. Dénuée des timidités et des fausses politesses que se font les gens
de la capitale quand ils pourraient se rendre un service ou se donner un
renseignement ou un conseil, c’était une beauté calme mais non craintive. Il ne
me resterait plus qu’à vous parler de la douceur de son sourire pour vous donner
envie de l’apercevoir.
Mon expérience provinciale est
terminée, avant le prochain voyage s’entend. J’ai repris le TGV
Vendôme-Montparnasse, qui débarrasse quotidiennement la province des intrus
venus passer quelques jours dans la famille, les cousins, les grands-parents,
les nouveaux-nés du moment (car il faut tout de même un prétexte, pour
« descendre »). Mais alors, quel parisien n’a pas ses origines
provinciales, une enfance dans une maison avec un jardin, un déménagement dans
sa jeunesse, une mutation de travail après des rêves d’embourgeoisement à
la mode d’Haussmann? c’est le cliché parisien qu’il me restait à sortir.
Derrière tout le plaisir que je
prends à relever les marques de France typique et de province profonde, de
couleur très locale, j’espère que vous êtes persuadés de son caractère charmant
par nombre d’aspects, noble, élégant, distingué et souvent fabuleux, qui ne se
limite pas au pont d’Avignon ou à Cadet Roussel. Oui, tout change moins, Paris est
un autre monde, mais en province on a gardé le sens pratique, concret, efficace
qui manque tant dans la vie de tous les jours de notre grande agglomération
française. Enfin, on est plus facilement direct, personnel, voire
chaleureux : le « Ca va bien ?» des banlieusards, d’ailleurs, se
dit en provincial : « Tu vas bien ? » Puissé-je ne pas non
plus être tombé dans la caricature du mythe du bon sauvage.
« Deux heures et demie, qui
nous reste. Je vais regarder qu’est-ce qu’ y a de marqué sur le panneau. C’est
à cause qu’y pleut que j’peux pas voir. Attends, passe-moi mes lunettes, que
j’te dise. Ah, Paris que c’est marqué. Bah faut mieux qu’on s’dépèche, on est
pas arrivés, sinon il faut qu’on conduit la nuit et après les gens y z’y voyent
point. Eh-bah-dis-donc, la prochaine fois, au lieu de prendre la 206, on
ira à l’aréoport… »
La prochaine fois, c'est promis, j’ironise sur les parisiens !