Tuesday, November 29, 2016

Querelles de clocher

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     A ceux qui ont fait leurs premiers pas dans l'automne de Longwy le coeur serré et en grinçant des dents : je veux vous dire : n'ayez crainte. Les couleurs variées d'une saison plus jeune, l'émerveillement lié aux arbres parés d'impressionnismes et de patchworks naturels s'effacent pour laisser apparaître un tableau plus dépouillé certes, et même, par certains côtés, plus aride, mais aussi plus sublime.

     Quand les nuages, la pluie et le vent offrent au ciel le cadeau de leurs plus belles infidélités, les Longoviciens n'auraient pas tort de se souvenir alors de la Californie, ou du moins de la Suède et de ses grandes lumières du Nord, qui inondent les paysages de leurs printemps encore froids. Quelle clarté, quel calme nous a offerts parfois le temps, auquel il est toujours difficile de ne pas rendre hommage en commençant cette chronique ! Aussi vrai qu'il entre pour beaucoup dans la grande alchimie, mystérieuse et complexe, dont se constitue l'âme paradoxale de Longwy.

     Bien sûr, le plus souvent, c'est le brouillard qui est notre lot quotidien. Le brouillard, non pas le brouillard tel que vous le connaissez, celui des feux de brouillard qu'on confond avec les brises marines ou la vapeur couchée sur les étangs de vos villes nouvelles. Chez nous, il s'agit d'un vrai brouillard, tout blanc, qui porte bien son nom : vous n'y voyez pas plus à travers que dans la pollution chinoise ou l'air dense des saunas ; il a avec ces derniers une différence de température, mais aussi de pureté, et le plaisir que nous avons parfois à nous noyer dans la fraîcheur de ses pâles extases anime souvent en nous les paroles d'une chanson de Michel Berger que vous connaissez peut-être intitulée "Le paradis blanc."

     Le soir, si le brouillard, la cape blanche, comme on appelle dans le coin cette formation météorologique qu'on ne trouve après tout presque pas ailleurs, si le brouillard s'est éteint, vous recevez la grâce de découvrir un tableau que vous ne trouverez pas moins enchanteur, à condition peut-être d'avoir été sensible aux contes de votre enfance, et de trouver encore aux mots de bûcheron et de cheminée comme un petit air discret d'Hänsel et Gretel : du haut de la grimpette, vous apercevez d'un seul coup d'oeil les toits qui fument sur Longwy bas, tout en vous réjouissant par avance d'une immersion imminente dans cette odeur de feu de bois mêlée d'un peu d'humidité fraîche – tableau que, avouez-le, vous ne croyiez possible que dans les dessins animés et les coloriages pour enfants.

     La difficulté du quotidien n'est donc pas avare de compensations esthétiques prodiguées par la nature. Cependant, il ne serait pas saugrenu, aux fins de semaine, de se promener, de garder l'esprit ouvert et de sacrifier quelques jours dans le giron de Longwy pour découvrir d'autres contrées, comme l'Alsace, notre soeur jumelle de la région Grand-Est. (Vous verrez plus loin dans cette chronique avec quelle naïveté je me flattais alors de faire preuve d'ouverture d'esprit en ne dédaignant pas la compagnie de l'Ille et du Rhin.) Strasbourg était l'endroit tout indiqué pour ce type d'escapades : le marché de Noël allait ouvrir ses portes avec ses cabanons de bois verni.

     SNCF, me permets-tu de t'insulter, en guise de préambule au récit de deux journées agréables dans la capitale alsacienne ? Tout d'abord, j'aimerais savoir pourquoi le trajet Metz-Longwy est plus cher dans tes billetteries que Longwy-Strasbourg avec Blablacar ; les distances sont pourtant hors de proportion, et j'ai la faiblesse de préférer la conversation avec une personne aimable aux rudes sièges du car sous-traitant auquel tu confies la mission de remplacer le train. Tu me répondras peut-être qu'il y a dans ce car autant de gens que dans deux ou trois véhicules de covoiturage et, grrr, tu as un peu raison. Mais est-ce seulement pour des raisons budgétaires, ou aussi pour punir les fonctionnaires dévoués ayant eu la curiosité volontaire, ou presque, de venir s'intéresser à la mission de l'Education Nationale dans le Pays-Haut lorrain ?

     Coupons court à la polémique : certes, la SNCF devrait fournir un service public et cette entreprise nous appartient, mais sans ses imperfections nombreuses, l'idée si sympathique du covoiturage n'aurait peut-être pas connu autant de succès.

     Nous voilà donc à Strasbourg, et la conversation avec le jeune professeur du lycée français de Luxembourg en route vers Stuttgart laisse place au spectacle des colombages. Vous vous attendez peut-être ici à des tartes à la crème sur les cigognes, le münster et la coiffe alsacienne caractéristique nouée en son centre ; alors je préfère évoquer le côté alternatif, ou en tout cas étudiant, de la ville. On se perd, dans les rues de ce Montpellier de l'Est, pleines de jeunesse, de bars et de rires au charme desquelles un bobo résisterait difficilement. Comme dans cette autre ville, l'ancien se mêle au plus moderne, et le punk en blouson ne craint pas le froid pour son crâne.

     Sous la cathédrale rouge à une tour, les touristes se pressent dans les rues, devenues piétonnes, pour devenir des clients. L'Ille, cette partie centrale de la ville, est remplie de baraques de planches et de guirlandes lumineuses : voulez-vous un santon, un bretzel ? Un vin chaud ou un jus d'orange chaud (car pourquoi ne pas faire comme Papa) ? A moins que le petit manège de bois tournant par la magie d'une chaleur de bougie ne vous ait déjà inspiré un moyen de commencer dès novembre à vous affranchir du fardeau des cadeaux de Noël (j'ai toujours milité pour un Noël exclusivement gastronomique). La place Kleber arbore son gigantesque sapin, les bâtiments publics reçoivent des projecteurs colorés, et des vélos chargés de LED multicolores traversent parfois la ville.

     C'est sympa, Strasbourg. La ville se prête davantage au couchsurfing que Longwy (je rappelle à ceux qui viennent d'arriver dans le XXIe siècle que c'est un système d'accueil de voyageurs gratuit). Cependant, depuis que j'ai lu Barthes, j'ai tendance à me méfier des préjugés : le "joli", le "sympa", ne sont-ils pas des concepts à déconstruire, au même titre que le "pittoresque" petit-bourgeois des guides de voyage ? Longwy, quant à elle, est un peu une pierre de touche qui permet de distinguer le voyageur du touriste : en affrontant sa rudesse, vous révélez votre capacité à oser, à sortir de votre zone de confort, comme on dit, ou à vous frotter aux souvenirs difficiles du monde ouvrier et syndicaliste -avec, il est vrai, la consolation de l'essence au prix luxembourgeois.

     Toutefois, cet amour de ce qui est pauvre, déchu, un peu brutal et isolé, les Alsaciens ne l'ont pas, du moins ils ne m'en ont pas donné la preuve. Camarades lorrains, je dois vous faire part d'un scoop : les Alsaciens nous méprisent ! Tout de suite, en arrivant à Strasbourg, j'ai senti dans l'habillement, dans les silhouettes même, une élégance qui avait quelque chose de franchement parisien, avec toute la diversité de nuances que peut revêtir ce terme. C'est vrai, les gens prennent un peu plus soin d'eux que chez nous, pour ce qui est de l'apparence en tout cas, à moins que ce ne soit qu'un effet de la différence entre grande ville de province et toute petite ville.

     Un de nos grands écrivains donne pourtant tort aux Alsaciens : Maurice Barrès écrit à propos de son pays natal vosgien, dans un livre au titre évocateur publié l'année d'inauguration de la tour Eiffel sur laquelle se trouvent des poutres fondues dans l'acier de Longwy : "C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit." (Il faut avouer qu'on sent, dans ces lignes de L'homme libre, le vocabulaire d'une autre époque.) Lorraine – Alsace : un – zéro.

     Faut-il s'appesantir aussi sur la gastronomie ? Je suis prêt à décliner la liste des plats dans lesquels nous sommes capables de glisser de la mirabelle, mais il me suffira de me moquer du bar de centre-ville dans lequel nous avons passé la soirée et qui dès 22h, n'avait plus ni pain, ni frites ! S'il vous plaît, mangez votre charcuterie sur de la brioche, non mais oh. Mais je suis bon prince, et je reconnais la qualité de leurs bières, surtout quand elles sont dégustées entre amis, et que l'on joue au cochon qui rit pour se consoler des rondelles de saucisson auxquelles il a fallu renoncer faute d'accompagnement (à ce propos, n'oubliez pas un détour par www.lecochonquirit.fr, c'est à se plier de rire).

     Il est facile de voir dans cet inconfortable mépris un symptôme de frustration analogue à celui dont témoignent les blagues que certains de nos compatriotes (non, non, pas moi) osent raconter sur les Belges : ces plaisanteries faciles me paraissent le ressentiment assez évident d'une jalousie pour un pays qui paie moins cher un chocolat meilleur, prépare généralement mieux que nous un plat que les Américains appellent encore French fries et sert aux fonctionnaires européens une bière plus réputée que celle de beaucoup de nos brasseries, qui égalent rarement nos vignobles.

     Mais si seulement les rivalités s'arrêtaient à la sortie des assiettes ! On déguste à Strasbourg un manala qu'on ne peut appeler, un peu plus au Nord, sous peine de menaces, que mannele (vous savez, le petit bonhomme en brioche) ; le Haut-Rhin ne veut rien avoir à voir avec le Bas-Rhin, et l'alsacien de Mulhouse ne se parle pas comme celui de la ville à colombages (ce n'est pas comme parler castillan à un Barcelonais, mais il est permis de penser à la comparaison).

     Malheureusement, ce goût pour les querelles de clochers n'épargne pas la Lorraine. Je fais savoir à ceux qui lisent cette chronique de l'extérieur (je veux dire de l'extérieur de la Lorraine), que Nancy et Metz se détestent. Les deux grandes villes ont une histoire différente : Metz nous a été en grande partie construit par les Allemands, Nancy est presque une ville nouvelle du XIXe et du début du XXe siècle ; la construction de l'autoroute de Paris dans les années Pompidou fut l'objet de grands débats. Le rectorat d'académie se trouve à Nancy ; Metz fut la ville des garnisons ; son centre Pompidou nargue de sa modernité le patrimoine Art Nouveau dont se flatte l'autre cité.

     Ce n'est pas sans tristesse que j'entends parfois parler à Longwy d'une telle forme de repli sur soi. J'ai eu vent d'une Meurthe-et-Mosellane que les liens du mariage avaient unie à une famille de Moselle : même des années après, cette alliance du 57 et du 54 était perçue par certains comme une forme de métissage, qu'on tolérait, mais qu'il était de bon ton de faire remarquer dans les dîners de famille. Je pense aussi à ceux qui, ayant suivi leur lycée à Longwy, ne rêvent que d'étudier à l'IUT de la même ville. Allons ! Le monde est-il si petit qu'il faille s'arrêter à la frontière de son champ ? Je sais que dans certains cas, ce ne sont que stratégies pour s'en aller travailler au Luxembourg, mais faut-il pour cela dédaigner d'autres villes françaises ? Longwy, c'est bien, mais vous conviendrez peut-être avec moi qu'il y a d'autres villes intéressantes en France.

     Et puis, on a beau aimer, ce n'est pas toujours pratique, notamment sans voiture ; on peut voir dans cette difficulté à s'éloigner, soit un motif pour faire l'intégralité de sa vie ici, soit une excuse (un prétexte !) pour quitter la ville à tout jamais. Mais franchement, est-ce que les rues soudainement colorées par les décorations de Noël nouvellement installées vous donneraient envie de partir ? Bon, un peu, nous sommes d'accord : les boules multicolores dans les tilleuls de la place Darche ressemblent étrangement à celles des fêtes foraines estivales, et les pères Noël en LED des années 1970 ne sont pas tellement de mon goût (j'ai ce snobisme, et pourtant je ne leur nie pas un certain charme paradoxal). En tout cas, s'il est une devise avec laquelle s'accordent peu les pyromanes qui, paraît-il, on tenté de mettre en péril un lycée des environs qui par un malheureux hasard pourrait bien se trouver être le leur, c'est bien : Longue vie, à Longwy !

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