Tuesday, December 27, 2016

Au revoir, Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Les vacances ont fini par arriver. La rumeur des couloirs l'annonçait à nos oreilles que le froid, le vent et la fatigue rendaient de moins en moins incrédules. Tout glissait dans la rivière du quotidien, véritable Chiers de notre vie qui passe sans se faire voir, sur la scène discrète de jours de plus en plus courts : nous perdions nos degrés en même temps que nos minutes de lumière, au point que le 17 décembre, déjà, aurait pu nous sembler une anticipation du solstice.

     Mais, hélas ! Si les congés sont souvent synonymes de grands départs, vous ignorez peut-être que quitter Longwy peut parfois causer une douleur aussi grande que d'y habiter, ou presque.

     J'ai parlé dans de précédents paragraphes de la douceur de l'amitié lorraine, qui est d'une qualité supérieure à celle du climat. L'amitié n'est bien sûr pas un plat comme les autres et elle a autant de multiples nuances que de rencontres écloses en partages ; André, Chantal, Sylvie et Michel ne s'apprécient pas de la même manière que Serge, Gérard et Alain, et les bières que s'offrent ceux-ci ont une saveur différente de celle des pizzas auxquelles s'invitent ceux-là. S'il est difficile de nier qu'il y a autant d'amitiés que d'amis, il est tout aussi difficile de ne pas remarquer que celles-ci ont par chez nous comme une sorte de gaieté souriante, de chaleur même, qui fait toute la particularité de son label local.

     Ces sourires, je vous l'accorde, vous les verrez à l'intérieur plus qu'à l'extérieur : il faut souvent franchir le pas d'une porte pour voir un lorrain sourire, car la laine d'une écharpe ou la demi-grimace qu'a semée sur son visage la fraîcheur de l'air du matin l'auront assez vite dérobé à votre regard. Ce petit coup de joie dans les fossettes se distribue plus généreusement sur les rivages de Californie, mais qu'à cela ne tienne, puisque le nôtre sait moins bien mentir que ne le fait néanmoins agréablement le leur. La sincérité et l'authenticité sont des qualités au moyen desquelles, nous autres lorrains, aimons à nous dédommager de celles que nous n'avons pas.

     La convivialité, en tout cas, n'a pas manqué au rendez-vous des fêtes hivernales par lesquelles nous nous initiions à la liberté de ces temps libres de fin d'année. Le premier jour des vacances, mieux, le soir même d'une journée que sa position de dernière rend toujours à la fois plus fatigante et plus légère, est toujours le plus charmant : le gâteau des deux semaines à venir est encore intact, tous les possibles sont ouverts, vous n'avez pas encore le frustrant sentiment d'avoir perdu un précieux temps libre ; et vous éprouvez à contempler l'entièreté de son gâteau frais avec la même satisfaction impatiente qu'un gastronome devant l'orbe idéal d'une tarte aux mirabelles toute chaude encore du four qui vient de donner à sa pâte son caractère si délicieusement croustillant.

     Ce jour est l'occasion ou jamais de partager le vin chaud, le pain d'épices, les gâteries du coin et les pâtisseries de l'Est que vous feriez mieux de ne pas confondre avec leurs équivalents allemands devant un lorrain. Notre grand goûter des vacances de Noël, auquel étaient conviés l'ensemble des membres du personnel du lycée, faisait revivre une tradition ancienne et forcément bonne, puisqu'elle associait les arts gastronomiques à ceux de la conversation. Il n'est pas jusqu'au Sapin feuilleté au Nutella (spécialité peut-être venue des Vosges ?) qui ne se fût invité à la table de ces réjouissances qu'il n'a inévitablement fait qu'intensifier.

     Vous parlez. Vous refaites avec un peu plus d'entrain et d'euphorie que d'habitude le monde de 2016 et cette année sur le point de finir. Et là, soudainement, apparaît un grand homme rouge, avec une barbe blanche, qui est à peine postiche puisque dépassent sous les boucles de ses poils chenus quelques mèches aux reflets roux. Après quelques cantiques laïcs mais propitiatoires à celui "qui [est descendu] du ciel", le choeur des lutins n'est pas long à se disperser pour attribuer à chacun l'un des innombrables cadeaux apparus sous le sapin de la grande salle de restauration de l'établissement. Merci, papa Noël, pour ce produit à bulles, qui m'a tenu occupé une bonne partie de l'hiver, et dont les globes frêles et luisants m'ont aidé à attendre avec un peu moins d'impatience le temps des boules de neige.


Les étranges décorations de notre mairie ; mais vive Longwy-bas !
     Vous ne pensez pas que tout s'est arrêté là ? Les occasions de faire la fête en Lorraine, de vraiment la faire, s'épuisent rarement avant une heure avancée de la nuit, et le pot de retraite qui commençait quelques rues plus bas, dans le lycée technique, se présentait comme le prolongement naturel de ces préliminaires sucrés, dans des flûtes à champagne.

     Le pot qui réunissait un nombre à peine moins grand de personnes que le goûter précédent (les murs de la petite salle craquaient) n'en était pourtant pas un comme les autres. Celui-ci n'était pas le prétexte trouvé pour faire un sort au pâté en croûte du frigo ou de la cave : non, il était réellement touchant. Marie fait partie de ces êtres exceptionnels à qui venir en avance au boulot n'a jamais plus fait peur que d'en partir en retard ; son travail impeccablement accompli s'accompagnait toujours de paroles aimables et d'attentions touchantes pour ceux qui avaient le plaisir de la croiser près du chariot à ménage. "C'était pour que tout le monde puisse travailler dans de bonnes conditions." J'aimerais que les quelques élèves qui se permettent de jeter des emballages par terre dans les couloirs aient entendu ses paroles.

     J'espère néanmoins ne pas vous tromper sur le ton de cette rencontre : c'était la joie d'un merci et d'un au revoir, non le pathétique d'un adieu. D'ailleurs, dans cette fête du dévouement et des souvenirs partagés avec les retraités revenus pour l'occasion, notre collègue a eu la chance de se voir offrir de magnifiques émaux ; j'ai pu avoir une vague idée de leur prix en demandant combien coûtait la soucoupe de tasse à café à 50 € aux ateliers de Longwy-bas : dans nos émaux, chaque pièce est un objet d'art. Ce soir-là, pendant quelques instants, ces imposants émaux ont été laissés pas loin du bord d'une table autour de laquelle des consommateurs de boissons apéritives discutaient avec l'ardeur et les gestes enthousiastes qui convenaient à la circonstance. Aucun malheur ne fut heureusement à déplorer, mais il est étonnant de voir comment, à Longwy, de petites choses peuvent parfois causer de grandes frayeurs.

     Vous ne pouvez pas imaginer l'intensité du dîner qui suivit (car le pot qui succédait au goûter fut suivi d'un repas) ; j'ai peine moi-même à me rappeler ses multiples rebondissements, et sa narration me demande presque un effort : mes souvenirs se perdent entre l'éclat de fous rires sans fin et la saveur des crevettes, huîtres, salades, avocats, fromages auxquels l'amertume de mes choix végétariens m'a conseillé de renoncer. Je ne me souviens que d'avoir passé un moment extraordinaire en compagnie de personnes fabuleuses.

     Là encore, de nombreux retraités, d'un âge parfois avancé, partageaient avec nous des plats que Byzance servait avec une égale diversité et une abondance comparable sur les tables de ses festins. Cette solidarité entre générations fait plutôt chaud au coeur : les anciens racontaient le temps où l'on déplaçait les machines du lycée professionnel pour organiser des bals ; les collègues actuels nous ont emmenés, dans le mystère de la nuit, jusqu'aux tuyaux de plomberie, aux panneaux solaires et aux ascenseurs que leurs élèves de l'enseignement technique apprennent à installer. Les professeurs des belles matières classiques ont toujours eu un complexe d'infériorité vis-à-vis des métiers manuels si résistants à leur maladresse de rêveurs. Sur les étagères des ateliers, des répliques du puits de la place Darche de Longwy-haut fournis par les imprimantes 3D du lycée ou l'habileté des apprentis : l'outil n'a-t-il pas, lui aussi, ses poèmes de fer ou de céramique ?

     Le lycée Alfred Mézières a donc plus d'une raison de fasciner. Je relaterai une autre fois la vie de cet archéologue originaire d'un patelin tout voisin de Longwy, qui a donné son nom à une rue dans, tiens donc, pas moins de cinq localités des alentours, sans compter Metz ou Nancy ; les maires à la recherche de gloires locales pour nommer rues et bâtiments peuvent remercier notre Alfred Mézières, mais n'en concluez pas trop vite de la minceur de notre hall of fame, facilement rattrapé par le courage de tant de lorrains qui ont sacrifié leur vie, leur village ou leur champ dans l'une des trois dernières guerres contre l'Allemagne.

     Le peu de personnes apparemment célèbres issues de Longwy est peut-être tout simplement à expliquer par le fait que nous n'en avons pas besoin : notre mystère d'un autre temps suffit à étonner les quelques passants. C'est ce mystère que j'ai lu, le temps d'une matinée, en me promenant dans les bois (si vous vous rappelez la chanson, cette simple phrase devrait vous faire frémir). Heureusement, le professeur documentaliste du lycée, fin connaisseur des environs, a accepté de m'accompagner dans ce quelque peu intrépide voyage dans le temps et la vie sauvage.

     La forêt de Longwy a plusieurs secrets. Le premier n'en est pas un : la frontière belge le traverse, et des pas trop hâtifs pourraient bien se heurter à l'une des bornes de pierre qui en matérialisent le tracé. D'un côté, "Belgique", de l'autre "France" ; c'est un des points de passage entre les deux pays que dénonçait un homme politique dans un récent débat télévisé : les gens du coin ne l'ont pas attendu pour jouer par ici aux douaniers et aux contrebandiers grandeur nature, quand l'Europe n'était pas encore une grande maison où l'on peut circuler d'une pièce dans l'autre.


Frites chères en deçà de la frontière... bon marché au-delà !
     Les chasseurs ont pensé à ce fait plutôt étrange : pas plus que les nuages radioactifs, leurs balles ne s'arrêtent aux frontières. Par conséquent, les chasseurs belges qui ont l'obligation de laisser des affiches sur les arbres pour annoncer le moment de leurs prochaines tueries, placardent heureusement aussi en France, de l'autre côté du chemin. Je suggère aux chasseurs de tout le territoire national d'en faire autant et de prendre un peu modèle sur nos voisins belgeophones.

     Vous tremblez, végétariens ? Prenez-vous la fuite, cerfs, biches et oiseaux ? Ne partez pas trop vite, car il n'y a pas que le faine des hêtres que vous pourrez vous mettre à écosser comme des enfants pour vous nourrir : le coprin chevelu, l'ail aux ours, s'ajoutent à la menthe et aux autres essences qui continuent à pousser du côté d'anciens jardins ouvriers, tous rendus à la nature. Leur talus s'est affaissé ; il reste peu de débris de métal rouillé : seulement de grands tapis de menthes que cette forêt somme toute assez gourmande a laissé s'éparpiller. Je vous promets par contre que le poil à gratter, sous les groseilles, se trouve ici suivant un processus entièrement naturel.

     La voix off d'un guide de l'ONF dans un documentaire vidéo vous ferait assez justement remarquer les quelques massifs de sapins qui détonnent dans cette forêt à feuilles caduques : les usines ont consommé des quantités non négligeables de bois, en tentant parfois de remplacer une ressource qu'elles épuisaient, au moyen de ces arbres qui ont la pousse rapide. Des couloirs de brique moussue révèlent d'ailleurs la présence passée d'une usine au beau milieu de la forêt : de l'autre côté du tunnel, les pieds dans l'eau, vous retrouverez ces murs éventrés qui ont tenu des poutres, servi d'entrepôt au charbon, de repaire, peut-être, à quelques gamins enclins au cache-cache ou à de dangereuses escalades. Non loin de là se tenait aussi une mine dont le ventre, par précaution, a été rempli d'eau : plus personne ne peut aller y fouiner ; sous les éboulis du terrain, on ne voit plus que son sas de béton.


Ces murs furent ceux d'une usine.
     Comme si la frontière avec la Belgique était plus qu'une démarcation administrative, cette forêt contient des sources : une baignoire à peine rouillée, lucidement placée sous l'une d'elles, rappelle que, si l'envie vous prenait, vous pourriez vous y rincer les pieds à l'eau claire – preuve, s'il en était encore besoin, que la nature prodigue gracieusement ses bienfaits à ceux qui tendent vers elle un orteil. Mes chaussettes à moi se trouvent sur une cheminée : parti aux quatre autres coins de la France, autour de dîners de famille, j'essaie de convaincre qui veut bien l'entendre que Longwy existe bel et bien. Le plus important n'est-il pas d'y croire soi-même ? Dans quelques jours, je partirai avec des amis fêter le nouvel an à Dublin ; mais si les vacances se terminent un jour, croyez bien que je ne manquerai pas de retourner dans cette ville pour laquelle je commence à avoir presque de la tendresse et d'y crier, d'une voix d'airain durcie par le froid et trempée dans le lourd hydroxygène du brouillard : Longue vie, à Longwy ! 


L'un des trois réservoirs de Longwy-haut, fier de nous

Tuesday, December 13, 2016

Brumeuse grimpette

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Depuis quelque temps, Longwy vit une transformation que ne saurait expliquer que la magie de Noël approchant. Notre brouillard, semble-t-il, n'a jamais été aussi épais, aussi dense. La cape blanche remplit les rues, nous dérobe les vues panoramiques du haut de la grimpette sur Longwy-bas et nous fait avancer dans un mélange de tâtonnement et d'émerveillement. Il ne manque plus au pont immense qui franchit la vallée de la Chiers que d'être rouge pour faire de nous un authentique San Francisco de l'Est, sans océan et sans hippies de droite.

     On vous a peut-être parlé des chutes de températures. Comme par une prédestination à la Lorraine, j'avoue ne pas y être très sensible et ne pourrais vous renseigner sur ce point. Je pardonne volontiers à un climat qui ne pleut pas ou que peu ses écarts de degrés saisonniers.

     Du reste, ces escaliers noirs où l'on s'enfonce le soir parmi les spectres d'une brume épaisse dans le plus romantique et le plus mystérieux des tableaux de Caspar David Friedrich, ont bel et bien, le matin, la féerie d'un palais d'argent. Le givre repasse d'un fin crayon blanc le profil des brindilles dont les bouquets ornent les arbres et le bord du chemin. Bientôt la scène s'anime du soleil de dix heures, encore doux et frais, et les particules de givre entonnent dans les menus craquements de leur chute une chanson naturelle qui semble vous dire quelque chose comme : "Vous voyez bien que notre pays a des charmes !"




     Cette magie naturelle se retrouve dans les contes et certaines traditions que l'on perpétue dans l'Est de la France. "Monsieur, c'est bientôt la Saint-Nicolas !" pouvait clamer la bouche innocente de certains élèves aux oreilles de professeurs en train d'éprouver leur première fin d'année loin du frou-frou des vagues méditerranéennes et du ciel clair du Midi. Il est vrai que l'histoire de trois petits enfants égarés dans le froid et frappant à la porte d'un boucher barbare fournit un meilleur terreau d'identification à la jeunesse de l'Est qu'à celle du Sud ; il faut bien la fraîcheur de notre vent oriental de fin d'automne pour se sentir légitimement recevoir la compensation du chocolat ou des bonbons.

     Saint-Nicolas, évêque de Myre, dans l'actuelle Turquie, est saint patron de la Lorraine depuis la fin du Moyen Âge. L'histoire sainte n'a pas peur des paradoxes : c'est aux alentours de Metz que le perspicace héros barbu sauva les trois enfants du bac à viande, en une fable, je me plais à le croire, avant-courrière du végétarianisme. La basilique de Saint-Nicolas-de-Port conserve la preuve irréfutable de ce passage en l'espèce d'une relique, celle du doigt de l'évêque salvateur, qui donne à sa ville l'occasion d'une procession. Nancy se pare de lumières, de chars et de déguisements, mais baptise aussi son marché de Noël "fêtes de la Saint-Nicolas" du nom de cette fierté locale, quoique plutôt messine.

     L'atmosphère de fête et le besoin de repos se prêtent bien aux réunions conviviales, aux tablées innocentes anticipant les plus grands festins de la fin du mois. Si vous n'avez pas encore goûté le munster géromé, le montagnard des Vosges ou une sorte de gouda rouge, empochez une bouteille de vin gris pour vous inviter à l'une des originales soirées de quiches lorraines, coiffées de chou, dont le dessert -si vous avez encore faim- sera immanquablement la légèreté d'une madeleine à la mirabelle de Commercy. Les petits bretzels salés de l'apéritif, infidélité au terroir local, n'auront pourtant pas manqué de croustiller comme il le faut. Vous voyez bien qu'on peut vivre heureux à Longwy-bas.




     Cependant, puisque les lutins du grand barbu ne font pas tout le travail, il peut arriver de remonter à Longwy-haut, le temps de quelques emplettes. Je frémis du kitsch des cartes de vœux proposées à l'envoi et de l'idée qu'elles donneront de Longwy : difficile de trouver une image qui ne brille pas, sans paillettes ou dorure cartonnée ! Les figures de dessin animé le disputent aux simili-peintures d'images décaties qui ne furent jamais à la mode, et je ne peux m'empêcher de créditer les longoviciens d'un meilleur goût que cela.

     La galerie commerciale (j'ose l'appeler ainsi) de Longwy-haut, sous l'un de nos trois châteaux d'eau, à défaut de cadeaux d'un intérêt réel, propose à peu de frais l'occasion rare d'un voyage dans le temps. En face de deux ou trois boutiques souvent fermées, la halle Vauban abrite deux supermarchés dont l'un, fermé le midi, n'accepte la carte bleue qu'au dessus d'une certaine somme, et l'autre, alimentaire, est réputé pour ses promotions et ses têtes de gondole où le nombre d'achats, toutefois, est limité, pour qu'il y en ait pour tout le monde.

     Au détour d'un rayon -ou, je l'avoue, d'une tête de gondole-, une personne aimable engage avec moi la conversation pour m'informer du paquet de huit escalopes de poulet pané qu'elle a trouvé en promotion ailleurs dans le magasin. Je la remercie poliment sans être en mesure de fournir une autre astuce en retour, et en concluant discrètement qu'après tout, je mange peu de viande... Les blousons, les moustaches, les pulls, la lumière jaune des lampes, les étiquettes de prix réduits et surtout, les légumes qu'il faut peser soi-même sur la balance avant de passer à la caisse, constituent une plongée formidable et fascinante dans les années 1980.




     Longwy-haut a aussi son marchand de légumes, et même de fruits. Comme dans les pays où ces matières sont rares, le maraîcher, ou l'importateur, présente ses bijoux de fibres et de vitamines avec la précision et le goût d'un œnologue des matières végétales. Une mandarine ? Préférez-vous la douce amertume de la Corse, le sucre de l'Italie, l'imperceptible acidité espagnole ? Un chou ? Rouge, blanc, en géométrie fractale, de Belgique ou du Luxembourg ? L'ananas aussi existe de toutes les formes et de toutes les tailles, de tous les niveaux de sucre même, bien qu'il ne soit pas cultivé par chez nous.

     Un autre fait me laisse songeur, dans le monde, nouveau pour moi, de la consommation lorraine : les vendeurs, les caissiers ont une fâcheuse tendance à répéter "s'il vous plaît" quand vous passez devant eux. "S'il vous plaît quoi ?" m'arrive-t-il de me dire en mon for intérieur. Une connaissance belge m'a un jour confessé que cela avait le mérite d'inciter fortement les gens à dire merci ; cependant, la coutume va parfois si loin que des commerçants très polis finissent par me laisser l'impression que c'est moi-même qui leur vends quelque chose. On appréciera, en revanche, le bonjour général que les Lorrains adressent quand ils entrent dans un restaurant, à moins que ce ne soit un trait de politesse provinciale en général.

     Pour ma part, j'ai déjà fait ma liste de vœux au dieu de la société de consommation (le père Noël). Tout en haut trône le titre d'un polar écrit par un certain Didier Daeninckx : Play-back. Je promets de vous livrer un jour le compte-rendu de ce "petit polar sympa qui fait passer un après-midi pluvieux", pour citer un commentaire sur Amazon, car voici comment commence la quatrième de couverture : "Dans une petite ville sidérurgique de l'Est où les hauts-fourneaux se sont arrêtés, la misère prend à la gorge à chaque coin de rue. Patrick Farrel, un écrivain désargenté, accepte de..." Vous avez deviné de quelle ville l'éditeur soucieux de laisser planer un voile de mystère n'a osé mentionner le nom.

    Longwy serait donc une ville à polars. La semaine dernière, croyant entendre la police et une course-poursuite telle que les Américains aiment en retransmettre à la télévision au moment des informations, la curiosité est parvenue à me faire ouvrir discrètement la fenêtre : le petit train de Noël, avec son traîneau lapon et ses rennes en LED, traversait la ville avec des sirènes stridentes qui pouvaient bien rappeler le signal de la relève à l'époque des trois huit ou les alertes aux catastrophes naturelles. Suis-je bête ! Moi qui ai déjà parlé des décorations de fin d'année à Longwy, des bonshommes de neige en guirlandes colorées, des étoiles filantes électriques et des branches de houx lumineuses, j'aurais pu m'attendre à leur équivalent mobile et sonore.




     Il fut un temps, d'ailleurs, où l'approche des fêtes pouvait donner lieu à des cérémonials à même de dilater d'admiration plus d'une pupille enfantine. Longwy-bas avait ses deux cinémas, qui sont aujourd'hui deux ruines : aux frais des usines sidérurgiques, les enfants d'ouvriers venaient y découvrir la nouvelle adaptation d'Astérix ou de Tintin et Milou au grand écran du Rex ou du Longwy palace. Enfin, pour qu'on soit sûr que ces jeunes êtres crussent à père Noël dur comme fer, ces séances étaient généralement suivies des distributions de cadeaux, apparus comme par un effet de la magie lorraine au milieu d'un goûter de pains d'épices et de jus d'orange.

     J'ai remarqué avec tristesse que le Carrefour Market ne vendait pas de chocolat, et c'est encore vers le supermarché Vauban que j'ai dû me replier pour pouvoir partager des papillotes avec mes camarades longoviciens. Leurs devinettes de papier glacé, dont le ton approche celui de la plaisanterie, fournissait une douce consolation, et je sais désormais que la dragonne n'est pas la femelle de l'animal du même nom. Qu'il me soit permis de me considérer comme initié à l'humour lorrain et de déambuler dans ses rues sans le complexe de l'immigré récent.

     Le sapin de la place Darche, à Longwy-haut, jouit de la compagnie de quelques acolytes parés de guirlandes bleues. Ensemble, ils veillent sur la plus belle mise en abyme qu'on pouvait faire pour préparer ces fêtes : non pas une crèche avec un bœuf et de la paille, mieux, une reproduction de la citadelle de Vauban, entière et quelque peu schématisée, avec son église, sa mairie et son puits. Je le dis sans ressentiment, mais le sapin de Longwy-bas n'a pas reçu l'honneur d'abriter une telle maquette.




     Tous les rêves ont une fin : alors avant de redescendre dans la ville basse, pourquoi ne pas s'offrir le frisson contemplatif d'un passage nocturne par la porte de France des remparts de Vauban ?

     Ainsi, nous voilà sur le pont qui permet de franchir un fossé de dix mètres ; rien n'éclaire notre champ de vision que la lune et les dernières clartés qu'elle fait paraître dans le ciel à travers les nuages ; les arbres majestueux de la lunule fortifiée découpent leur haute silhouette hérissée de branches sur le ciel d'un bleu nocturne ; le calme et l'absence de lumière artificielle permettent d'apprécier la beauté du conte fantastique de ces vieux murs lorrains.

     L'abrupte grimpette s'offre dans le prolongement de la forteresse, dernier rempart avant l'abîme de Longwy-bas. Dans quelques instants, je replongerai dans le nuage de brouillard impénétrable à l’œil même des curieux les plus aiguisés. Je m'engouffrerai au sens propre dans l'escalier à l'existence duquel le noir vespéral rend encore moins aisé de croire, mais qu'à cela ne tienne, puisque sont heureux ceux qui croient sans voir vu ! C'est un étourdissement mêlé de prudence instinctive ; pourtant le temps, que l'on trouvait déjà bien lent, s'arrête : la voilà, l'éternité lorraine qui nous fait murmurer encore, au moment où nous demandons à notre lit de nous reposer pour une nuitée d'un froid qui se fait de plus en plus malignement chatouilleur : Longue vie, à Longwy !






Tuesday, December 6, 2016

Dix avantages paradoxaux de la cité des émaux

      Tout d'abord, les classiques, les avantages qui ne sont plus à prouver et auxquels, par conséquent, nous ferons un sort dans cette seule première rubrique : le prix des loyers, de l'essence luxembourgeoise et du chocolat belge, la dimension internationale du lieu, et l'on pourrait presque dire la citadelle, même si ce n'est pas à proprement un avantage matériel (vous vous souviendrez néanmoins de ses fossés en cherchant un terrain de footing dans les environs; vous en aurez vite fait le tour, mais je doute qu'avoir salué les chèvres et des remparts de trois-cents trente-quatre ans vous laisse l'impression d'avoir perdu votre temps).

      L'eau fraîche au robinet. A Paris, vous vous lamentez peut-être du calcaire qui souille votre verre à brosse à dents; phobiques à juste titre, vous passez l'eau au filtre d'une carafe spécialisée; vous confiez à vos cocktails des glaçons parfois plus gros que des icebergs, en exagérant à peine – mais la quantité d'eau dans les cocktails affaiblit quelque peu cet argument- toujours est-il qu'à Longwy, versez dans votre eau un mince filet de grenadine, ou de sirop biologique du commerce équitable sans gluten au fruit de la passion, et vous voilà à Miami, en train d'écouter les Beach Boys sous un parasol en simili paille comme sur les cartes postales. La fraîcheur de notre eau est légendaire.

    La qualité de l'électroménager. Allez savoir pourquoi, les radiateurs ici sont d'une efficacité redoutable; n'allez pas trop vite en tournant la manivelle, vous pourriez avoir une mauvaise surprise analogue à celle qu'ont ceux qui sous-estiment la puissance de leur grille-pain; car oui, pour le dire en un mot, ces radiateurs seraient presque une raison de vous faire apprécier la fraîcheur du robinet, voire, vous faire réclamer des douches froides à la pomme que vous agitez au-dessus de votre tête le matin. Ce n'est pas sans nostalgie que j'ai une pensée pour toi, petit radiateur à la chaudière au gaz bruyante de mon appartement de Montpellier.

     L'entraînement aux conditions climatiques extrêmes. Il paraît que c'est encore l'automne. Bon. Tout à l'heure, au supermarché, j'ai entendu quelqu'un qui parlait de canicule, en comparaison des jours à venir. En attendant, vous avez intérêt à bien vous entendre avec vos gants, bonnet, écharpe, manteau, ainsi qu'avec le vent, le froid qui congèlerait vos poumons si vous osiez respirer de manière un peu trop gourmande, le brouillard, tout blanc, que vous traversez à l'aveugle comme dans les films de guerre et les dessins animés sur le pôle Nord. C'est dans l'obstacle, la difficulté, l'adversité, même, que la vertu, le courage grandissent; c'est peut-être ce qui donne aux Lorrains ce caractère un peu renfermé au premier abord, mais en réalité fiable et déterminé.

      La place dans le frigo. Eh oui, il est certain que les premiers jours de votre emménagement (futur) à Longwy, vous n'aurez pas forcément de réfrigérateur à portée de main, n'ayant pas encore obtenu tout ce qu'il fallait pour étoffer votre home, sweet home longovicien. N'ayez crainte : le rebord de la fenêtre, que je vous souhaite large, nombreux et bien exposé, saura accueillir les quelques denrées qui en auraient besoin, ou qui n'auraient pas trouvé place dans un garde-manger déjà bien approvisionné. Mais gare ! Car une fois quelques mois passés, la saison a changé, et voilà votre nourriture mise dans l'équivalent naturel du congélateur.

     La chaleur naturelle. Que de froid, me direz-vous, dans ces premiers avantages. Oui, c'est vrai, mais vous vous réchaufferez en montant la grimpette, chaque matin, en semaine pour aller au travail, et le week-end pour le plaisir, pendant votre footing, aussi vrai qu'il est difficile de s'en lasser. Bien sûr, à vos premières courses, vous ferez une pause au milieu, vous la finirez en marchant; puis, très vite, après quelques semaines d'entraînement, vos cuisses ne verront plus la différence entre montée et descente, ou presque. Cet avantage est l'apanage des bas-longoviciens, auxquels je me flatte d'appartenir.

     Le temps disponible. A Montpellier, Paris ou Duisbourg, vous vous êtes sans doute inscrit à une salle de fitness à laquelle vous n'allez pas tous les week-ends; certes, vous irez bientôt, le mois prochain, pour vous rattraper, et faire toutes vos séances en retard d'un coup, parce que là vraiment, vous étiez débordé et que... bon... fatigué quoi... A Longwy, en dehors du cinéma, peu de distractions. Plus d'excuses, et surtout, plus besoin d'excuse : la salle de fitness occupe votre solitude et comble votre besoin de mouvement. Voilà une occupation saine et profitable à Longwy. Cela n'a pas un rapport direct, mais je comprends mieux maintenant pourquoi le champion du monde d'haltérophilie a été plusieurs fois un Albanais.

     Le calme. Vous ne savez pas encore si vous avez la voc' (oui, je parle de la vocation monastique) ? Un stage à Longwy vous aidera peut-être à mener à bien votre discernement. Longwy est une retraite, un pays calme où les gens restent ou ne passent pas du tout; nulle autoroute, nul hub, point d'essais nucléaires ni, pire, de soirées étudiantes ou de voisins aigris. Le calme coule au robinet, par les portes, dans les rues, sur les places. Certains disent un peu vite “ville morte”; certes, les usines ne chantent plus, les hauts-fourneaux se sont tus, mais pourquoi ne pas apprécier un peu ce calme, pourtant si rare à l'époque ultramoderne et technologique où nous vivons, véritable ère de pollution sonore s'il en fut ? N'oublions pas que ce calme est synonyme de lecture et de sieste.

     Le trésor caché. Puisque les gens de France ne sont que peu au courant des avantages de la cité des émaux, ils n'ont pas l'audace de demander le lycée de notre ville sur leurs fiches de mutations académiques de l'Education Nationale : ils se ruent sur les lycées de centre-ville pour enseigner aux élèves de la bourgeoisie provinciale aux yeux que prépas et grandes écoles font déjà briller. Ils n'ont pas compris qu'en arrivant dans un lycée moins convoité, ils auraient pu avoir plus facilement les élèves charmants d'excellentes classes, qu'ils auraient mis quelques années et quelques points à obtenir dans un établissement plus prestigieux de Nancy ou de Metz. (Par avance, pardon pour le côté technique et un peu happy few de ce paragraphe.

     Le dépaysement. Le plus grand avantage, sans doute, ou en tout cas le plus profond, de notre belle cité lorraine. C'est d'abord, quand vous y arrivez, un décentrement spirituel : la vie ici est à un autre rythme, et surtout une autre époque. Les vieux bâtiments vous rappellent que les années 30 ne sont pas si loin (moins loin qu'à Lyon ou à Marseille), et vous sentez la densité d'un passé métallurgiste dans l'architecture comme dans les souvenirs des quelques témoins avec qui vous avez eu la chance de discuter. Ensuite, quand vous rentrez à Paris (si cela vous arrive, de temps en temps), vous voyez tout d'un autre oeil : vous vous rendez soudainement compte qu'il y a du monde dans les rues, que les bâtiments sont nombreux et même grands, vous comprenez tout à coup les touristes japonais ou brésiliens; vous appréciez encore plus Montpellier, vous trouvez les villes de province grandes et animées. Pour ma part, ce ne serait pas mentir que de dire que je dois à Longwy d'avoir rafraîchi mon regard sur notre beau pays, pour ne pas parler du reste du monde, qui semble valoir aussi le détour.