Tuesday, March 21, 2017

Longwy-bas dreaming

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Je ne suis pas de ceux qui rêvent de fuir la ville qu'ils habitent ; j'admets une certaine inconstance, certes : mon amour pour Longwy a ses hauts et ses bas, et parfois il me semble que ce n'est qu'une amitié un peu distante, un compagnonnage auquel on se résigne, faute de posséder une villa sur la côte d'Azur et suffisamment de points dans l'Education Nationale pour être muté sur la Méditerranée.

     En tout cas, ce n'est nullement par dégoût du réel, ou alors pas totalement, que je me suis replongé récemment dans les cahiers de rêves que j'ai la faiblesse de tenir chaque matin depuis plusieurs années.

     Cependant, de tous les songes étranges ou loufoques, de toutes les histoires de monstres ou de lieux inquiétants, de tous les comportements irrationnels et les hasards incroyables, le plus grand sujet d'étonnement me paraît être celui-ci : je n'y trouve que de rares mentions de notre ville. Et même, tout ce que j'ai l'impression de vivre dans cette étrange cité métallurgique de l'Est au quotidien ressemble étrangement à quelque chose comme la réalité.

     Pour l'instant, je me pince sans pouvoir me réveiller, mais je dois vous avouer que je serai bien soulagé, quand le soleil aveuglant d'une matinée de septembre me dira, sur son ton ironique et moqueur : "Mais non, imbécile ! Cela fait bien longtemps que tu vis en Californie !"

     Alors qu'à l'autre bout de la terre, en Nouvelle-Zélande ou aux îles Galapagos, quelqu'un se demande peut-être, à l'heure qu'il est, s'il n'est pas lui-même aussi en train de rêver ou s'il est bien en train de poursuivre son tour du monde d'un an et demi improvisé sur un coup de tête, je songe au pari, plus fou peut-être, que j'ai fait un jour en demandant une mutation dans la cité folle de Longwy (pensant bien sûr que ce serait le type des îles Galapagos qui irait à ma place, et inversement).

     Un ami -et néanmoins collègue- rêve, à juste titre, de Floride : les pluies chaudes sont sans doute préférables aux pluies froides ; elles attirent plus de bikinis que de doudounes et d'écharpes. Je ne préfère pas en soi les premiers aux seconds, et je ne recommande pas d'accoutrement léger les jours de neige ; mais les vêtements de bain ont toujours été associés dans mon esprit à la présence de soleil et de vagues dans les environs, jusqu'au jour où j'ai découvert la piscine municipale de Longwy, lieu dont j'aurai l'occasion de toucher un mot dans un prochain billet. En attendant, Armando Christian Pérez, le chanteur miaméen qui se produit sous l'original nom de scène canin de Pitbull, oublie, dans son titre "International Love", de mentionner la cité des émaux ; il ne se fait pourtant pas faute de citer New York ou Rio de Janeiro.

     Il est loin le temps où Johnny, où Demis Roussos (ce chanteur qui ressemble tant à Raël) venaient, de gré ou de force, enchanter d'une voix cristalline ou, au contraire, d'une voix tourmentée sur le mode du fried voice, les oreilles de nos concitoyens. Il y a quelques semaines, le bâtiment des Thermes accueillait encore les artistes qui acceptaient de se produire dans le Pays-Haut ; cet édifice, l'un des plus imposants de la place Leclerc de Longwy-bas, avait sa salle de spectacle, avec ses balustrades, son lustre et ses guéridons ; un goût classique quelque peu imité de la Belle Epoque vous plongeait comme dans un autre monde, du moins dans un temps différent ; n'oubliez ni la terrasse, même si elle ne servait pas en toute saison, ni surtout le lounge, qui n'était pas fait de simili canapés roses en mousse et de lumières pourpres tamisées, mais d'authentiques meubles anciens, de fauteuils en bois et de tapis d'intérieur bourgeois, comme un vrai salon. Cet établissement que Le républicain lorrain se félicitait de voir réouvrir à l'été 2015 vient de fermer définitivement.

     Je regrette de n'avoir pu connaître ce lieu que par le bouche-à-oreilles, la légende et quelques photographies, alors qu'il est sous ma fenêtre et que ce n'est que l'occasion d'en franchir le seuil qui m'aura manqué durant ces premiers mois longoviciens. Sa seule histoire mérite qu'on lui rende hommage d'un détour narratif : il date de notre grande époque, celle où l'on crut découvrir dans le sol de Longwy un trésor.

     Vous connaissez le trésor de la minette, notre minerai de fer, peu dense en fer mais si abondant sous nos pieds, ainsi que le charbon des environs ; à force de forer, le maître des forges en avait pourtant trouvé un autre, plus liquide. Il ne s'agissait ni de pétrole, ni de rivières souterraines de chocolat, mais tout de même d'une ressource qu'on savait apprécier en cette première moitié du XXe siècle, et qui pouvait vous transformer un paysage, voire enrichir une municipalité en attirant les touristes, les pensionnaires : le sous-sol de Longwy recèle des sources d'eau pure, il ne restait plus qu'à lancer une ville thermale ; la cité du métal pouvait bien devenir aussi celle du bien-être, puisque Vichy, Balaruc ou Aix-les-Bains l'étaient devenus à la faveur de quelques bassins et massages de boue.

     Sous le ciel que les usines rendaient rouge et noir, on trouva la place pour un espace vert : le parc des Récollets était né. Plante-moi un tilleul par-ci, un tilleul par-là, comme dans les maisons de retraite, et tout autour du bassin aux poissons, les promenades seront agréables, puisqu'on peut descendre les pelouses sur des escaliers que de fausses rocailles font comme mettre en scène. La grande allée de terre battue, qui pourrait être l'équivalent longovicien des passages du Jardin des Plantes de Paris, avait sa grille, que soutenaient deux poteaux représentant, dans les formes de la pierre, de faux bouquets abondants ; maintenant que le parc est public, cette grille a été déplacée dans une cour au coin de la rue ; on y lit encore, en une courbe qui fait penser à celle d'un arc-en-ciel ou au panneau du pier de Santa Monica : Eaux de Longwy.

     En face, un bâtiment plus modeste qui fait penser à une demeure de lutins ou une carte postale des années 1900 : aujourd'hui, l'école privée des Récollets, autrefois, l'usine d'embouteillage de notre ville. Eh oui, croyez-le ou non, mais il fut un temps où vous pouviez boire de la Longwy comme vous buvez aujourd'hui de l'Evian ou de la Vittel. J'attends avec impatience le jour où je pourrai fouiller les brocantes d'Arlon ou de Metz pour retrouver l'un de ces précieux contenants de verre, ou du moins leur étiquette.



     Quels furent donc les inconvénients, les obstacles irrémédiables qui empêchèrent notre économie de prospérer aussi sous ce rapport, et firent des Eaux de Longwy une mauvaise affaire pour notre comte de Saintignon ? D'abord, peut-être la date : l'ensemble des installations fut ouvert le 3 août 1914, et la guerre qui suivit fut plus longue que prévu (il paraît même qu'il y en eut une seconde trente ans plus tard). Ensuite, les fumées du ciel étaient peut-être peu compatibles avec l'idée de ville thermale où l'on pût venir soigner sa tuberculose ou rendre leur jeunesse à ses poumons, aussi naturellement claire que fût notre eau lorraine. Cette dernière survécut dans les bouteilles des Récollets jusqu'en 1921, mais certains soupçonnent nos concurrents de Mondorf-les-bains d'avoir précipité notre chute, car les querelles de clocher iraient parfois jusqu'à la perfidie : c'est d'ailleurs ce qui rend leur saveur si délicieusement amère.

     Enfin ! C'est beaucoup parlé du passé, parlons un peu de l'avenir. Hier soir, les habitants de Longwy étaient conviés à une réunion publique et citoyenne : la place Leclerc va s'effondrer, tel était le thème, que je dois avouer trouver d'autant moins rassurant que cette dernière se trouve sous ma fenêtre. Oui, depuis plusieurs mois, de robustes plots rouges et blancs ont été placés sur le parking pour délimiter le périmètre sur lequel les automobilistes peuvent encore se garer sans craindre de voir leur voiture engloutie sous les pavés ; précaution qui semble bien nécessaire, quand vous savez que le marché de Longwy-bas se tient encore ici tous les samedis. Elle est simple, la cause de tous ces dangers : la rivière locale, la Chiers, a été enterrée et coule sans bruit sous cette place Leclerc. Ces réunions à la mairie ont certainement un caractère rassurant ; la seule chose qui m'inquiète est la rumeur selon laquelle à cause d'une erreur de géométrie, les plots de mise en garde auraient été placés au mauvais endroit.

     Longwy a son goût de ruines, c'est aussi ainsi que nous l'aimons ; mais point trop n'en faut. Je me délectais, l'autre soir, lors d'une promenade nocturne, d'un vieux manoir abandonné que l'on pouvait voir à travers une grille rouillée : les lueurs fatiguées des réverbères de la rue d'en face laissaient deviner les volets fermés ou défoncés et les buissons plus taillés depuis longtemps ; l'atmosphère lugubre qui aurait fait frémir d'enthousiasme un réalisateur de films d'épouvante atteignait son sommet avec le cliquetis d'une chaîne que faisait balancer le vent. Les rues vides et calmes invitent à des méditations profondes, quand la prudence imposée par les marches humides ou défoncées des escaliers ne rappelle pas à la réalité ; un chat se faufile ici ou là ; les maisons ouvrières, la façade Art Déco de certains vieux magasins produisent une impression encore plus intéressante dans l'obscurité. C'est dire combien Netflix est peu nécessaire quand vous habitez à Mont Saint-Martin ou Herserange, patelins de notre agglomération.

     Mais trève de pensées sinistres et de larmes versées sur le naufrage de notre passé. Ce dernier peut revivre. La preuve en est qu'un ancien templier, réincarné dans le corps d'un professeur du lycée de notre secteur, fait connaître son hameau de Mont-Saint-Martin d'une manière qui honore notre terroir. Une expérience aux portes de la mort lui a non seulement permis de se souvenir de ses vies passées, mais aussi de trouver l'inspiration architecturale pour se bâtir une maison à laquelle aucune autre ne pourrait ressembler : sa pierre de taille est magnifique, et la finesse des sculptures et ornementations qui décorent son extérieur font davantage penser à une chapelle du XIIIe siècle qu'à une habitation du XXIe.

     Les Compagnons du Tour de France s'y arrêtent chaque année pour apprendre du maître des lieux. Après des travaux de précision dans des ateliers hautement techniques, il a su fabriquer lui-même les outils qui lui ont permis de donner à la pierre la forme de ses rêves, tiens les revoilà. Les dimensions de chaque bloc mesurent en centimètres un chiffre symbolique, pour ne pas dire kabbalistique ; de nombreuses écritures, issues des runes ou des caractères égyptiens, ou de caractères pictogrammatiques que je n'ai pas l'heur de savoir déchiffrer, font des façades un grand roman, ou un livre mystérieux et sacré ; en haut de la cheminée qui ressemble à une tour, s'élève un trident de métal : c'est le paratonnerre, car il paraît que c'est utile dans la région. Sur le palier, la statue d'un templier, clin d'oeil à un passé lointain. Si vous aimez le black métal ou les investigations dans le monde de l'occulte, frappez à cette porte que je n'ai pas osé pousser.

     A défaut, vous aurez quelques jours de soleil, comme en a égrené la semaine passée, sans doute par une agitation de la nature dans son sommeil des derniers jours d'hiver, quand elle pressent ce printemps promis pour le 21 mars (promesse non tenue) ; si vous bénéficiez de ces jours clairs entre d'autres nuageux, n'oubliez pas de louer un gîte dans la campagne pour faire les fous avec vos amis le temps d'un week-end : certaines façades de maisons ouvrières recèlent en fait des intérieurs meublés au style épuré des années 1960, et la clarté de la vue sur les champs fait frissonner l'âme du bobo qui dort en vous, même si votre conscience politique n'a pas encore voté pour Emmanuel Macron.


     Saluez le chien, ne bousculez pas la grenouille de cuivre qui décore le palier, et en vous servant une part de fromage au milieu d'une conversation où vous confessez votre goût pour les épisodes de Columbo, fermez un peu les yeux de la raison pour ouvrir ceux du coeur et refuser les prophéties de ruine et de destruction qu'on fait à notre ville dans un désagréable fracas qui rappelle par trop celui d'un bris d'émaux, et, sans hésiter, criez intérieurement, avant de pouvoir savourer une part du dessert avec la bonne conscience d'un citoyen fidèle à sa terre d'élection : Longue vie, à Longwy !


Tuesday, January 3, 2017

Bref portrait sensoriel de Longwy


     Après quelques jours bien remplis de chocolat, d'huîtres, d'un criminel foie gras et, parfois, de repos, vous avez peut-être retrouvé la monotonie d'un quotidien que l'hiver ne fait que rendre plus gris. Si tel est le cas, je vous prie de bien vouloir néanmoins recevoir comme une carte de vœux ces quelques vignettes d'un Longwy éternel dont l'étourdissant mystère permet, je crois, d'affronter la rudesse d'à peu près n'importe quelle routine : passez une belle et bonne année, que je vous souhaite pleine d'un bonheur de la saveur qui vous corresponde, même si ce dernier devait se trouver ne pas être lorrain.


     Longwy et ses couleurs : Longwy, c'est une place dont les bâtiments ocre se laissent difficilement oublier ; c'est la pierre de l'église Saint-Dagobert, de la mairie du XVIIIe siècle ou du musée du fer (à repasser). La mairie de Longwy bas est d'une pierre plus rouge, plus foncée, comme celle d'un frère plus sévère dont le front conserve une gravité léguée par le passé. Le reste des bâtiments est un échantillonnage de toutes les nuances de gris possibles dans les constructions humaines : le gris foncé de notre solide forteresse est magistral, mais n'oubliez pas le blanc-gris, jaune-gris, bleu-gris de toutes les façades de maisons qu'entoure parfois le rouge de lignes de briques ornementales.

     J'évoque là des couleurs que vous ne verrez qu'à condition que le blanc manteau de la neige ou notre étourdissant brouillard, ou les deux à la fois, ne vous les refusent pas. Le ciel blanc étouffé de ce brouillard prend la relève de nos ciels nocturnes d'automne au bleu à la fois foncé et pur, sans la pollution visuelle d'une tour Montparnasse ou d'un ciné-cité. Le noir bleuté du bitume défoncé de la grimpette laisse la place à quelques carreaux rouges qu'on a peine à dire décoratifs sous les lampadaires à éclairage jaune des années 90.

     Retrouvez aussi dans vos souvenirs les larmes rouges du lierre automnal sur la pierre tapissée de mousse des murs anciens. Et puis, évoquerai-je la couleur brillante des émaux blancs, bleus, rouges, jaunes, dorés parfois, mais surtout turquoise et rose des émaux de Longwy que je n'aurais même pas osé commander au père Noël le plus riche du pôle Nord ?


     Longwy et ses parfums : les odeurs de Longwy sont, hélas ! d'abord celles des voitures. Les usines sont parties, ont été démontées du premier écrou à la dernière vis, mais la pollution, si elle est moins intense que dans le temps, reste remarquée par les récents immigrés ruraux de la Meuse ou des Vosges. Dans la plupart des rues, on roule vite, comme par l'envie de fuir, ou simplement parce que la rue est vide ; la place Darche est un parking, ce qui ne contribue pas à purifier l'atmosphère. Heureusement, les bois de Longwy sont accessibles à pied, et les quads bruyants n'ont pas encore réussi à déflorer toute leur fraîcheur, même si l'autoroute, sous le parcours de santé forestier, apporte à cette tâche une contribution généreuse.

     Cependant, la ville sait aussi se parfumer d'odeurs domestiques : quel que soit votre eau de toilette, parfum ou eau de parfum, vous appréciez sans doute le climat favorable à sa conservation ; dans les pays chauds et les milieux où l'air est lourd, les parfums s'évaporent et les flacons se vident comme par magie ; ce n'est pas le cas ici. La cheminée des foyers lorrains gratifie en sus celui qui descend par les facilités pédestres ou affronte ses rues pentues, de la charmante odeur de feu de bois qui ne passe que dans les films et... je ne sais pas où, mais très loin dans nos mémoires, peut-être à l'époque où nous n'avions pour nous chauffer que les cheminées.


     Longwy et ses sons : le son le plus courant dans notre ville est le silence. C'est un beau son, calme, paisible, un peu sinistre parfois, parce que, disons-le, il peut rappeler la mort ou le dortoir, et n'est adouci par aucune brise marine, par le frémissement d'aucun palmier californien et aucun ruisseau de souvenir d'enfance, puisque la Chiers a été enterrée sous la place de Longwy bas. Ce silence est rompu de temps à autre par une voiture qui n'a pas le temps, qui fonce, voire par le kéké qui a oublié un peu vite, sur sa moto dans la rue déserte, qu'il n'était ni à Los Angeles, ni à Marseille. En décembre, vous entendrez le givre tomber grain à grain des branches calmes du chemin reliant le Haut au Bas, et la neige craquer sous vos pas prudents en janvier.

     Outre la voix charmante des conversations longoviciennes, souvent nuancée d'accents de différentes parties du monde fondus dans une sorte de rudesse ou de chaleureuse simplicité lorraine, vous entendrez peut-être le rire de cette corneille qui franchit les hauteurs de la citadelle du XVIIe siècle à vol d'oiseau tandis que vous, être humain, vous vous contentez d'un trottoir un peu moins ancien. Je ne parle pas de ceux qui commettent dans leurs écouteurs une fuite sonore hors de ce pays pourtant unique.


     Voilà pour ces quelques croquis sans autre prétention que de vous aider à savourer un Longwy que vous n'avez peut-être pas la chance de connaître. Sachez que le Longwy de janvier, sous la neige, est un émerveillement digne de tous les contes de fée de votre enfance. Hänsel et Gretel, par ici !


Tuesday, December 27, 2016

Au revoir, Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Les vacances ont fini par arriver. La rumeur des couloirs l'annonçait à nos oreilles que le froid, le vent et la fatigue rendaient de moins en moins incrédules. Tout glissait dans la rivière du quotidien, véritable Chiers de notre vie qui passe sans se faire voir, sur la scène discrète de jours de plus en plus courts : nous perdions nos degrés en même temps que nos minutes de lumière, au point que le 17 décembre, déjà, aurait pu nous sembler une anticipation du solstice.

     Mais, hélas ! Si les congés sont souvent synonymes de grands départs, vous ignorez peut-être que quitter Longwy peut parfois causer une douleur aussi grande que d'y habiter, ou presque.

     J'ai parlé dans de précédents paragraphes de la douceur de l'amitié lorraine, qui est d'une qualité supérieure à celle du climat. L'amitié n'est bien sûr pas un plat comme les autres et elle a autant de multiples nuances que de rencontres écloses en partages ; André, Chantal, Sylvie et Michel ne s'apprécient pas de la même manière que Serge, Gérard et Alain, et les bières que s'offrent ceux-ci ont une saveur différente de celle des pizzas auxquelles s'invitent ceux-là. S'il est difficile de nier qu'il y a autant d'amitiés que d'amis, il est tout aussi difficile de ne pas remarquer que celles-ci ont par chez nous comme une sorte de gaieté souriante, de chaleur même, qui fait toute la particularité de son label local.

     Ces sourires, je vous l'accorde, vous les verrez à l'intérieur plus qu'à l'extérieur : il faut souvent franchir le pas d'une porte pour voir un lorrain sourire, car la laine d'une écharpe ou la demi-grimace qu'a semée sur son visage la fraîcheur de l'air du matin l'auront assez vite dérobé à votre regard. Ce petit coup de joie dans les fossettes se distribue plus généreusement sur les rivages de Californie, mais qu'à cela ne tienne, puisque le nôtre sait moins bien mentir que ne le fait néanmoins agréablement le leur. La sincérité et l'authenticité sont des qualités au moyen desquelles, nous autres lorrains, aimons à nous dédommager de celles que nous n'avons pas.

     La convivialité, en tout cas, n'a pas manqué au rendez-vous des fêtes hivernales par lesquelles nous nous initiions à la liberté de ces temps libres de fin d'année. Le premier jour des vacances, mieux, le soir même d'une journée que sa position de dernière rend toujours à la fois plus fatigante et plus légère, est toujours le plus charmant : le gâteau des deux semaines à venir est encore intact, tous les possibles sont ouverts, vous n'avez pas encore le frustrant sentiment d'avoir perdu un précieux temps libre ; et vous éprouvez à contempler l'entièreté de son gâteau frais avec la même satisfaction impatiente qu'un gastronome devant l'orbe idéal d'une tarte aux mirabelles toute chaude encore du four qui vient de donner à sa pâte son caractère si délicieusement croustillant.

     Ce jour est l'occasion ou jamais de partager le vin chaud, le pain d'épices, les gâteries du coin et les pâtisseries de l'Est que vous feriez mieux de ne pas confondre avec leurs équivalents allemands devant un lorrain. Notre grand goûter des vacances de Noël, auquel étaient conviés l'ensemble des membres du personnel du lycée, faisait revivre une tradition ancienne et forcément bonne, puisqu'elle associait les arts gastronomiques à ceux de la conversation. Il n'est pas jusqu'au Sapin feuilleté au Nutella (spécialité peut-être venue des Vosges ?) qui ne se fût invité à la table de ces réjouissances qu'il n'a inévitablement fait qu'intensifier.

     Vous parlez. Vous refaites avec un peu plus d'entrain et d'euphorie que d'habitude le monde de 2016 et cette année sur le point de finir. Et là, soudainement, apparaît un grand homme rouge, avec une barbe blanche, qui est à peine postiche puisque dépassent sous les boucles de ses poils chenus quelques mèches aux reflets roux. Après quelques cantiques laïcs mais propitiatoires à celui "qui [est descendu] du ciel", le choeur des lutins n'est pas long à se disperser pour attribuer à chacun l'un des innombrables cadeaux apparus sous le sapin de la grande salle de restauration de l'établissement. Merci, papa Noël, pour ce produit à bulles, qui m'a tenu occupé une bonne partie de l'hiver, et dont les globes frêles et luisants m'ont aidé à attendre avec un peu moins d'impatience le temps des boules de neige.


Les étranges décorations de notre mairie ; mais vive Longwy-bas !
     Vous ne pensez pas que tout s'est arrêté là ? Les occasions de faire la fête en Lorraine, de vraiment la faire, s'épuisent rarement avant une heure avancée de la nuit, et le pot de retraite qui commençait quelques rues plus bas, dans le lycée technique, se présentait comme le prolongement naturel de ces préliminaires sucrés, dans des flûtes à champagne.

     Le pot qui réunissait un nombre à peine moins grand de personnes que le goûter précédent (les murs de la petite salle craquaient) n'en était pourtant pas un comme les autres. Celui-ci n'était pas le prétexte trouvé pour faire un sort au pâté en croûte du frigo ou de la cave : non, il était réellement touchant. Marie fait partie de ces êtres exceptionnels à qui venir en avance au boulot n'a jamais plus fait peur que d'en partir en retard ; son travail impeccablement accompli s'accompagnait toujours de paroles aimables et d'attentions touchantes pour ceux qui avaient le plaisir de la croiser près du chariot à ménage. "C'était pour que tout le monde puisse travailler dans de bonnes conditions." J'aimerais que les quelques élèves qui se permettent de jeter des emballages par terre dans les couloirs aient entendu ses paroles.

     J'espère néanmoins ne pas vous tromper sur le ton de cette rencontre : c'était la joie d'un merci et d'un au revoir, non le pathétique d'un adieu. D'ailleurs, dans cette fête du dévouement et des souvenirs partagés avec les retraités revenus pour l'occasion, notre collègue a eu la chance de se voir offrir de magnifiques émaux ; j'ai pu avoir une vague idée de leur prix en demandant combien coûtait la soucoupe de tasse à café à 50 € aux ateliers de Longwy-bas : dans nos émaux, chaque pièce est un objet d'art. Ce soir-là, pendant quelques instants, ces imposants émaux ont été laissés pas loin du bord d'une table autour de laquelle des consommateurs de boissons apéritives discutaient avec l'ardeur et les gestes enthousiastes qui convenaient à la circonstance. Aucun malheur ne fut heureusement à déplorer, mais il est étonnant de voir comment, à Longwy, de petites choses peuvent parfois causer de grandes frayeurs.

     Vous ne pouvez pas imaginer l'intensité du dîner qui suivit (car le pot qui succédait au goûter fut suivi d'un repas) ; j'ai peine moi-même à me rappeler ses multiples rebondissements, et sa narration me demande presque un effort : mes souvenirs se perdent entre l'éclat de fous rires sans fin et la saveur des crevettes, huîtres, salades, avocats, fromages auxquels l'amertume de mes choix végétariens m'a conseillé de renoncer. Je ne me souviens que d'avoir passé un moment extraordinaire en compagnie de personnes fabuleuses.

     Là encore, de nombreux retraités, d'un âge parfois avancé, partageaient avec nous des plats que Byzance servait avec une égale diversité et une abondance comparable sur les tables de ses festins. Cette solidarité entre générations fait plutôt chaud au coeur : les anciens racontaient le temps où l'on déplaçait les machines du lycée professionnel pour organiser des bals ; les collègues actuels nous ont emmenés, dans le mystère de la nuit, jusqu'aux tuyaux de plomberie, aux panneaux solaires et aux ascenseurs que leurs élèves de l'enseignement technique apprennent à installer. Les professeurs des belles matières classiques ont toujours eu un complexe d'infériorité vis-à-vis des métiers manuels si résistants à leur maladresse de rêveurs. Sur les étagères des ateliers, des répliques du puits de la place Darche de Longwy-haut fournis par les imprimantes 3D du lycée ou l'habileté des apprentis : l'outil n'a-t-il pas, lui aussi, ses poèmes de fer ou de céramique ?

     Le lycée Alfred Mézières a donc plus d'une raison de fasciner. Je relaterai une autre fois la vie de cet archéologue originaire d'un patelin tout voisin de Longwy, qui a donné son nom à une rue dans, tiens donc, pas moins de cinq localités des alentours, sans compter Metz ou Nancy ; les maires à la recherche de gloires locales pour nommer rues et bâtiments peuvent remercier notre Alfred Mézières, mais n'en concluez pas trop vite de la minceur de notre hall of fame, facilement rattrapé par le courage de tant de lorrains qui ont sacrifié leur vie, leur village ou leur champ dans l'une des trois dernières guerres contre l'Allemagne.

     Le peu de personnes apparemment célèbres issues de Longwy est peut-être tout simplement à expliquer par le fait que nous n'en avons pas besoin : notre mystère d'un autre temps suffit à étonner les quelques passants. C'est ce mystère que j'ai lu, le temps d'une matinée, en me promenant dans les bois (si vous vous rappelez la chanson, cette simple phrase devrait vous faire frémir). Heureusement, le professeur documentaliste du lycée, fin connaisseur des environs, a accepté de m'accompagner dans ce quelque peu intrépide voyage dans le temps et la vie sauvage.

     La forêt de Longwy a plusieurs secrets. Le premier n'en est pas un : la frontière belge le traverse, et des pas trop hâtifs pourraient bien se heurter à l'une des bornes de pierre qui en matérialisent le tracé. D'un côté, "Belgique", de l'autre "France" ; c'est un des points de passage entre les deux pays que dénonçait un homme politique dans un récent débat télévisé : les gens du coin ne l'ont pas attendu pour jouer par ici aux douaniers et aux contrebandiers grandeur nature, quand l'Europe n'était pas encore une grande maison où l'on peut circuler d'une pièce dans l'autre.


Frites chères en deçà de la frontière... bon marché au-delà !
     Les chasseurs ont pensé à ce fait plutôt étrange : pas plus que les nuages radioactifs, leurs balles ne s'arrêtent aux frontières. Par conséquent, les chasseurs belges qui ont l'obligation de laisser des affiches sur les arbres pour annoncer le moment de leurs prochaines tueries, placardent heureusement aussi en France, de l'autre côté du chemin. Je suggère aux chasseurs de tout le territoire national d'en faire autant et de prendre un peu modèle sur nos voisins belgeophones.

     Vous tremblez, végétariens ? Prenez-vous la fuite, cerfs, biches et oiseaux ? Ne partez pas trop vite, car il n'y a pas que le faine des hêtres que vous pourrez vous mettre à écosser comme des enfants pour vous nourrir : le coprin chevelu, l'ail aux ours, s'ajoutent à la menthe et aux autres essences qui continuent à pousser du côté d'anciens jardins ouvriers, tous rendus à la nature. Leur talus s'est affaissé ; il reste peu de débris de métal rouillé : seulement de grands tapis de menthes que cette forêt somme toute assez gourmande a laissé s'éparpiller. Je vous promets par contre que le poil à gratter, sous les groseilles, se trouve ici suivant un processus entièrement naturel.

     La voix off d'un guide de l'ONF dans un documentaire vidéo vous ferait assez justement remarquer les quelques massifs de sapins qui détonnent dans cette forêt à feuilles caduques : les usines ont consommé des quantités non négligeables de bois, en tentant parfois de remplacer une ressource qu'elles épuisaient, au moyen de ces arbres qui ont la pousse rapide. Des couloirs de brique moussue révèlent d'ailleurs la présence passée d'une usine au beau milieu de la forêt : de l'autre côté du tunnel, les pieds dans l'eau, vous retrouverez ces murs éventrés qui ont tenu des poutres, servi d'entrepôt au charbon, de repaire, peut-être, à quelques gamins enclins au cache-cache ou à de dangereuses escalades. Non loin de là se tenait aussi une mine dont le ventre, par précaution, a été rempli d'eau : plus personne ne peut aller y fouiner ; sous les éboulis du terrain, on ne voit plus que son sas de béton.


Ces murs furent ceux d'une usine.
     Comme si la frontière avec la Belgique était plus qu'une démarcation administrative, cette forêt contient des sources : une baignoire à peine rouillée, lucidement placée sous l'une d'elles, rappelle que, si l'envie vous prenait, vous pourriez vous y rincer les pieds à l'eau claire – preuve, s'il en était encore besoin, que la nature prodigue gracieusement ses bienfaits à ceux qui tendent vers elle un orteil. Mes chaussettes à moi se trouvent sur une cheminée : parti aux quatre autres coins de la France, autour de dîners de famille, j'essaie de convaincre qui veut bien l'entendre que Longwy existe bel et bien. Le plus important n'est-il pas d'y croire soi-même ? Dans quelques jours, je partirai avec des amis fêter le nouvel an à Dublin ; mais si les vacances se terminent un jour, croyez bien que je ne manquerai pas de retourner dans cette ville pour laquelle je commence à avoir presque de la tendresse et d'y crier, d'une voix d'airain durcie par le froid et trempée dans le lourd hydroxygène du brouillard : Longue vie, à Longwy ! 


L'un des trois réservoirs de Longwy-haut, fier de nous

Tuesday, December 13, 2016

Brumeuse grimpette

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Depuis quelque temps, Longwy vit une transformation que ne saurait expliquer que la magie de Noël approchant. Notre brouillard, semble-t-il, n'a jamais été aussi épais, aussi dense. La cape blanche remplit les rues, nous dérobe les vues panoramiques du haut de la grimpette sur Longwy-bas et nous fait avancer dans un mélange de tâtonnement et d'émerveillement. Il ne manque plus au pont immense qui franchit la vallée de la Chiers que d'être rouge pour faire de nous un authentique San Francisco de l'Est, sans océan et sans hippies de droite.

     On vous a peut-être parlé des chutes de températures. Comme par une prédestination à la Lorraine, j'avoue ne pas y être très sensible et ne pourrais vous renseigner sur ce point. Je pardonne volontiers à un climat qui ne pleut pas ou que peu ses écarts de degrés saisonniers.

     Du reste, ces escaliers noirs où l'on s'enfonce le soir parmi les spectres d'une brume épaisse dans le plus romantique et le plus mystérieux des tableaux de Caspar David Friedrich, ont bel et bien, le matin, la féerie d'un palais d'argent. Le givre repasse d'un fin crayon blanc le profil des brindilles dont les bouquets ornent les arbres et le bord du chemin. Bientôt la scène s'anime du soleil de dix heures, encore doux et frais, et les particules de givre entonnent dans les menus craquements de leur chute une chanson naturelle qui semble vous dire quelque chose comme : "Vous voyez bien que notre pays a des charmes !"




     Cette magie naturelle se retrouve dans les contes et certaines traditions que l'on perpétue dans l'Est de la France. "Monsieur, c'est bientôt la Saint-Nicolas !" pouvait clamer la bouche innocente de certains élèves aux oreilles de professeurs en train d'éprouver leur première fin d'année loin du frou-frou des vagues méditerranéennes et du ciel clair du Midi. Il est vrai que l'histoire de trois petits enfants égarés dans le froid et frappant à la porte d'un boucher barbare fournit un meilleur terreau d'identification à la jeunesse de l'Est qu'à celle du Sud ; il faut bien la fraîcheur de notre vent oriental de fin d'automne pour se sentir légitimement recevoir la compensation du chocolat ou des bonbons.

     Saint-Nicolas, évêque de Myre, dans l'actuelle Turquie, est saint patron de la Lorraine depuis la fin du Moyen Âge. L'histoire sainte n'a pas peur des paradoxes : c'est aux alentours de Metz que le perspicace héros barbu sauva les trois enfants du bac à viande, en une fable, je me plais à le croire, avant-courrière du végétarianisme. La basilique de Saint-Nicolas-de-Port conserve la preuve irréfutable de ce passage en l'espèce d'une relique, celle du doigt de l'évêque salvateur, qui donne à sa ville l'occasion d'une procession. Nancy se pare de lumières, de chars et de déguisements, mais baptise aussi son marché de Noël "fêtes de la Saint-Nicolas" du nom de cette fierté locale, quoique plutôt messine.

     L'atmosphère de fête et le besoin de repos se prêtent bien aux réunions conviviales, aux tablées innocentes anticipant les plus grands festins de la fin du mois. Si vous n'avez pas encore goûté le munster géromé, le montagnard des Vosges ou une sorte de gouda rouge, empochez une bouteille de vin gris pour vous inviter à l'une des originales soirées de quiches lorraines, coiffées de chou, dont le dessert -si vous avez encore faim- sera immanquablement la légèreté d'une madeleine à la mirabelle de Commercy. Les petits bretzels salés de l'apéritif, infidélité au terroir local, n'auront pourtant pas manqué de croustiller comme il le faut. Vous voyez bien qu'on peut vivre heureux à Longwy-bas.




     Cependant, puisque les lutins du grand barbu ne font pas tout le travail, il peut arriver de remonter à Longwy-haut, le temps de quelques emplettes. Je frémis du kitsch des cartes de vœux proposées à l'envoi et de l'idée qu'elles donneront de Longwy : difficile de trouver une image qui ne brille pas, sans paillettes ou dorure cartonnée ! Les figures de dessin animé le disputent aux simili-peintures d'images décaties qui ne furent jamais à la mode, et je ne peux m'empêcher de créditer les longoviciens d'un meilleur goût que cela.

     La galerie commerciale (j'ose l'appeler ainsi) de Longwy-haut, sous l'un de nos trois châteaux d'eau, à défaut de cadeaux d'un intérêt réel, propose à peu de frais l'occasion rare d'un voyage dans le temps. En face de deux ou trois boutiques souvent fermées, la halle Vauban abrite deux supermarchés dont l'un, fermé le midi, n'accepte la carte bleue qu'au dessus d'une certaine somme, et l'autre, alimentaire, est réputé pour ses promotions et ses têtes de gondole où le nombre d'achats, toutefois, est limité, pour qu'il y en ait pour tout le monde.

     Au détour d'un rayon -ou, je l'avoue, d'une tête de gondole-, une personne aimable engage avec moi la conversation pour m'informer du paquet de huit escalopes de poulet pané qu'elle a trouvé en promotion ailleurs dans le magasin. Je la remercie poliment sans être en mesure de fournir une autre astuce en retour, et en concluant discrètement qu'après tout, je mange peu de viande... Les blousons, les moustaches, les pulls, la lumière jaune des lampes, les étiquettes de prix réduits et surtout, les légumes qu'il faut peser soi-même sur la balance avant de passer à la caisse, constituent une plongée formidable et fascinante dans les années 1980.




     Longwy-haut a aussi son marchand de légumes, et même de fruits. Comme dans les pays où ces matières sont rares, le maraîcher, ou l'importateur, présente ses bijoux de fibres et de vitamines avec la précision et le goût d'un œnologue des matières végétales. Une mandarine ? Préférez-vous la douce amertume de la Corse, le sucre de l'Italie, l'imperceptible acidité espagnole ? Un chou ? Rouge, blanc, en géométrie fractale, de Belgique ou du Luxembourg ? L'ananas aussi existe de toutes les formes et de toutes les tailles, de tous les niveaux de sucre même, bien qu'il ne soit pas cultivé par chez nous.

     Un autre fait me laisse songeur, dans le monde, nouveau pour moi, de la consommation lorraine : les vendeurs, les caissiers ont une fâcheuse tendance à répéter "s'il vous plaît" quand vous passez devant eux. "S'il vous plaît quoi ?" m'arrive-t-il de me dire en mon for intérieur. Une connaissance belge m'a un jour confessé que cela avait le mérite d'inciter fortement les gens à dire merci ; cependant, la coutume va parfois si loin que des commerçants très polis finissent par me laisser l'impression que c'est moi-même qui leur vends quelque chose. On appréciera, en revanche, le bonjour général que les Lorrains adressent quand ils entrent dans un restaurant, à moins que ce ne soit un trait de politesse provinciale en général.

     Pour ma part, j'ai déjà fait ma liste de vœux au dieu de la société de consommation (le père Noël). Tout en haut trône le titre d'un polar écrit par un certain Didier Daeninckx : Play-back. Je promets de vous livrer un jour le compte-rendu de ce "petit polar sympa qui fait passer un après-midi pluvieux", pour citer un commentaire sur Amazon, car voici comment commence la quatrième de couverture : "Dans une petite ville sidérurgique de l'Est où les hauts-fourneaux se sont arrêtés, la misère prend à la gorge à chaque coin de rue. Patrick Farrel, un écrivain désargenté, accepte de..." Vous avez deviné de quelle ville l'éditeur soucieux de laisser planer un voile de mystère n'a osé mentionner le nom.

    Longwy serait donc une ville à polars. La semaine dernière, croyant entendre la police et une course-poursuite telle que les Américains aiment en retransmettre à la télévision au moment des informations, la curiosité est parvenue à me faire ouvrir discrètement la fenêtre : le petit train de Noël, avec son traîneau lapon et ses rennes en LED, traversait la ville avec des sirènes stridentes qui pouvaient bien rappeler le signal de la relève à l'époque des trois huit ou les alertes aux catastrophes naturelles. Suis-je bête ! Moi qui ai déjà parlé des décorations de fin d'année à Longwy, des bonshommes de neige en guirlandes colorées, des étoiles filantes électriques et des branches de houx lumineuses, j'aurais pu m'attendre à leur équivalent mobile et sonore.




     Il fut un temps, d'ailleurs, où l'approche des fêtes pouvait donner lieu à des cérémonials à même de dilater d'admiration plus d'une pupille enfantine. Longwy-bas avait ses deux cinémas, qui sont aujourd'hui deux ruines : aux frais des usines sidérurgiques, les enfants d'ouvriers venaient y découvrir la nouvelle adaptation d'Astérix ou de Tintin et Milou au grand écran du Rex ou du Longwy palace. Enfin, pour qu'on soit sûr que ces jeunes êtres crussent à père Noël dur comme fer, ces séances étaient généralement suivies des distributions de cadeaux, apparus comme par un effet de la magie lorraine au milieu d'un goûter de pains d'épices et de jus d'orange.

     J'ai remarqué avec tristesse que le Carrefour Market ne vendait pas de chocolat, et c'est encore vers le supermarché Vauban que j'ai dû me replier pour pouvoir partager des papillotes avec mes camarades longoviciens. Leurs devinettes de papier glacé, dont le ton approche celui de la plaisanterie, fournissait une douce consolation, et je sais désormais que la dragonne n'est pas la femelle de l'animal du même nom. Qu'il me soit permis de me considérer comme initié à l'humour lorrain et de déambuler dans ses rues sans le complexe de l'immigré récent.

     Le sapin de la place Darche, à Longwy-haut, jouit de la compagnie de quelques acolytes parés de guirlandes bleues. Ensemble, ils veillent sur la plus belle mise en abyme qu'on pouvait faire pour préparer ces fêtes : non pas une crèche avec un bœuf et de la paille, mieux, une reproduction de la citadelle de Vauban, entière et quelque peu schématisée, avec son église, sa mairie et son puits. Je le dis sans ressentiment, mais le sapin de Longwy-bas n'a pas reçu l'honneur d'abriter une telle maquette.




     Tous les rêves ont une fin : alors avant de redescendre dans la ville basse, pourquoi ne pas s'offrir le frisson contemplatif d'un passage nocturne par la porte de France des remparts de Vauban ?

     Ainsi, nous voilà sur le pont qui permet de franchir un fossé de dix mètres ; rien n'éclaire notre champ de vision que la lune et les dernières clartés qu'elle fait paraître dans le ciel à travers les nuages ; les arbres majestueux de la lunule fortifiée découpent leur haute silhouette hérissée de branches sur le ciel d'un bleu nocturne ; le calme et l'absence de lumière artificielle permettent d'apprécier la beauté du conte fantastique de ces vieux murs lorrains.

     L'abrupte grimpette s'offre dans le prolongement de la forteresse, dernier rempart avant l'abîme de Longwy-bas. Dans quelques instants, je replongerai dans le nuage de brouillard impénétrable à l’œil même des curieux les plus aiguisés. Je m'engouffrerai au sens propre dans l'escalier à l'existence duquel le noir vespéral rend encore moins aisé de croire, mais qu'à cela ne tienne, puisque sont heureux ceux qui croient sans voir vu ! C'est un étourdissement mêlé de prudence instinctive ; pourtant le temps, que l'on trouvait déjà bien lent, s'arrête : la voilà, l'éternité lorraine qui nous fait murmurer encore, au moment où nous demandons à notre lit de nous reposer pour une nuitée d'un froid qui se fait de plus en plus malignement chatouilleur : Longue vie, à Longwy !






Tuesday, December 6, 2016

Dix avantages paradoxaux de la cité des émaux

      Tout d'abord, les classiques, les avantages qui ne sont plus à prouver et auxquels, par conséquent, nous ferons un sort dans cette seule première rubrique : le prix des loyers, de l'essence luxembourgeoise et du chocolat belge, la dimension internationale du lieu, et l'on pourrait presque dire la citadelle, même si ce n'est pas à proprement un avantage matériel (vous vous souviendrez néanmoins de ses fossés en cherchant un terrain de footing dans les environs; vous en aurez vite fait le tour, mais je doute qu'avoir salué les chèvres et des remparts de trois-cents trente-quatre ans vous laisse l'impression d'avoir perdu votre temps).

      L'eau fraîche au robinet. A Paris, vous vous lamentez peut-être du calcaire qui souille votre verre à brosse à dents; phobiques à juste titre, vous passez l'eau au filtre d'une carafe spécialisée; vous confiez à vos cocktails des glaçons parfois plus gros que des icebergs, en exagérant à peine – mais la quantité d'eau dans les cocktails affaiblit quelque peu cet argument- toujours est-il qu'à Longwy, versez dans votre eau un mince filet de grenadine, ou de sirop biologique du commerce équitable sans gluten au fruit de la passion, et vous voilà à Miami, en train d'écouter les Beach Boys sous un parasol en simili paille comme sur les cartes postales. La fraîcheur de notre eau est légendaire.

    La qualité de l'électroménager. Allez savoir pourquoi, les radiateurs ici sont d'une efficacité redoutable; n'allez pas trop vite en tournant la manivelle, vous pourriez avoir une mauvaise surprise analogue à celle qu'ont ceux qui sous-estiment la puissance de leur grille-pain; car oui, pour le dire en un mot, ces radiateurs seraient presque une raison de vous faire apprécier la fraîcheur du robinet, voire, vous faire réclamer des douches froides à la pomme que vous agitez au-dessus de votre tête le matin. Ce n'est pas sans nostalgie que j'ai une pensée pour toi, petit radiateur à la chaudière au gaz bruyante de mon appartement de Montpellier.

     L'entraînement aux conditions climatiques extrêmes. Il paraît que c'est encore l'automne. Bon. Tout à l'heure, au supermarché, j'ai entendu quelqu'un qui parlait de canicule, en comparaison des jours à venir. En attendant, vous avez intérêt à bien vous entendre avec vos gants, bonnet, écharpe, manteau, ainsi qu'avec le vent, le froid qui congèlerait vos poumons si vous osiez respirer de manière un peu trop gourmande, le brouillard, tout blanc, que vous traversez à l'aveugle comme dans les films de guerre et les dessins animés sur le pôle Nord. C'est dans l'obstacle, la difficulté, l'adversité, même, que la vertu, le courage grandissent; c'est peut-être ce qui donne aux Lorrains ce caractère un peu renfermé au premier abord, mais en réalité fiable et déterminé.

      La place dans le frigo. Eh oui, il est certain que les premiers jours de votre emménagement (futur) à Longwy, vous n'aurez pas forcément de réfrigérateur à portée de main, n'ayant pas encore obtenu tout ce qu'il fallait pour étoffer votre home, sweet home longovicien. N'ayez crainte : le rebord de la fenêtre, que je vous souhaite large, nombreux et bien exposé, saura accueillir les quelques denrées qui en auraient besoin, ou qui n'auraient pas trouvé place dans un garde-manger déjà bien approvisionné. Mais gare ! Car une fois quelques mois passés, la saison a changé, et voilà votre nourriture mise dans l'équivalent naturel du congélateur.

     La chaleur naturelle. Que de froid, me direz-vous, dans ces premiers avantages. Oui, c'est vrai, mais vous vous réchaufferez en montant la grimpette, chaque matin, en semaine pour aller au travail, et le week-end pour le plaisir, pendant votre footing, aussi vrai qu'il est difficile de s'en lasser. Bien sûr, à vos premières courses, vous ferez une pause au milieu, vous la finirez en marchant; puis, très vite, après quelques semaines d'entraînement, vos cuisses ne verront plus la différence entre montée et descente, ou presque. Cet avantage est l'apanage des bas-longoviciens, auxquels je me flatte d'appartenir.

     Le temps disponible. A Montpellier, Paris ou Duisbourg, vous vous êtes sans doute inscrit à une salle de fitness à laquelle vous n'allez pas tous les week-ends; certes, vous irez bientôt, le mois prochain, pour vous rattraper, et faire toutes vos séances en retard d'un coup, parce que là vraiment, vous étiez débordé et que... bon... fatigué quoi... A Longwy, en dehors du cinéma, peu de distractions. Plus d'excuses, et surtout, plus besoin d'excuse : la salle de fitness occupe votre solitude et comble votre besoin de mouvement. Voilà une occupation saine et profitable à Longwy. Cela n'a pas un rapport direct, mais je comprends mieux maintenant pourquoi le champion du monde d'haltérophilie a été plusieurs fois un Albanais.

     Le calme. Vous ne savez pas encore si vous avez la voc' (oui, je parle de la vocation monastique) ? Un stage à Longwy vous aidera peut-être à mener à bien votre discernement. Longwy est une retraite, un pays calme où les gens restent ou ne passent pas du tout; nulle autoroute, nul hub, point d'essais nucléaires ni, pire, de soirées étudiantes ou de voisins aigris. Le calme coule au robinet, par les portes, dans les rues, sur les places. Certains disent un peu vite “ville morte”; certes, les usines ne chantent plus, les hauts-fourneaux se sont tus, mais pourquoi ne pas apprécier un peu ce calme, pourtant si rare à l'époque ultramoderne et technologique où nous vivons, véritable ère de pollution sonore s'il en fut ? N'oublions pas que ce calme est synonyme de lecture et de sieste.

     Le trésor caché. Puisque les gens de France ne sont que peu au courant des avantages de la cité des émaux, ils n'ont pas l'audace de demander le lycée de notre ville sur leurs fiches de mutations académiques de l'Education Nationale : ils se ruent sur les lycées de centre-ville pour enseigner aux élèves de la bourgeoisie provinciale aux yeux que prépas et grandes écoles font déjà briller. Ils n'ont pas compris qu'en arrivant dans un lycée moins convoité, ils auraient pu avoir plus facilement les élèves charmants d'excellentes classes, qu'ils auraient mis quelques années et quelques points à obtenir dans un établissement plus prestigieux de Nancy ou de Metz. (Par avance, pardon pour le côté technique et un peu happy few de ce paragraphe.

     Le dépaysement. Le plus grand avantage, sans doute, ou en tout cas le plus profond, de notre belle cité lorraine. C'est d'abord, quand vous y arrivez, un décentrement spirituel : la vie ici est à un autre rythme, et surtout une autre époque. Les vieux bâtiments vous rappellent que les années 30 ne sont pas si loin (moins loin qu'à Lyon ou à Marseille), et vous sentez la densité d'un passé métallurgiste dans l'architecture comme dans les souvenirs des quelques témoins avec qui vous avez eu la chance de discuter. Ensuite, quand vous rentrez à Paris (si cela vous arrive, de temps en temps), vous voyez tout d'un autre oeil : vous vous rendez soudainement compte qu'il y a du monde dans les rues, que les bâtiments sont nombreux et même grands, vous comprenez tout à coup les touristes japonais ou brésiliens; vous appréciez encore plus Montpellier, vous trouvez les villes de province grandes et animées. Pour ma part, ce ne serait pas mentir que de dire que je dois à Longwy d'avoir rafraîchi mon regard sur notre beau pays, pour ne pas parler du reste du monde, qui semble valoir aussi le détour.



Tuesday, November 29, 2016

Querelles de clocher

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     A ceux qui ont fait leurs premiers pas dans l'automne de Longwy le coeur serré et en grinçant des dents : je veux vous dire : n'ayez crainte. Les couleurs variées d'une saison plus jeune, l'émerveillement lié aux arbres parés d'impressionnismes et de patchworks naturels s'effacent pour laisser apparaître un tableau plus dépouillé certes, et même, par certains côtés, plus aride, mais aussi plus sublime.

     Quand les nuages, la pluie et le vent offrent au ciel le cadeau de leurs plus belles infidélités, les Longoviciens n'auraient pas tort de se souvenir alors de la Californie, ou du moins de la Suède et de ses grandes lumières du Nord, qui inondent les paysages de leurs printemps encore froids. Quelle clarté, quel calme nous a offerts parfois le temps, auquel il est toujours difficile de ne pas rendre hommage en commençant cette chronique ! Aussi vrai qu'il entre pour beaucoup dans la grande alchimie, mystérieuse et complexe, dont se constitue l'âme paradoxale de Longwy.

     Bien sûr, le plus souvent, c'est le brouillard qui est notre lot quotidien. Le brouillard, non pas le brouillard tel que vous le connaissez, celui des feux de brouillard qu'on confond avec les brises marines ou la vapeur couchée sur les étangs de vos villes nouvelles. Chez nous, il s'agit d'un vrai brouillard, tout blanc, qui porte bien son nom : vous n'y voyez pas plus à travers que dans la pollution chinoise ou l'air dense des saunas ; il a avec ces derniers une différence de température, mais aussi de pureté, et le plaisir que nous avons parfois à nous noyer dans la fraîcheur de ses pâles extases anime souvent en nous les paroles d'une chanson de Michel Berger que vous connaissez peut-être intitulée "Le paradis blanc."

     Le soir, si le brouillard, la cape blanche, comme on appelle dans le coin cette formation météorologique qu'on ne trouve après tout presque pas ailleurs, si le brouillard s'est éteint, vous recevez la grâce de découvrir un tableau que vous ne trouverez pas moins enchanteur, à condition peut-être d'avoir été sensible aux contes de votre enfance, et de trouver encore aux mots de bûcheron et de cheminée comme un petit air discret d'Hänsel et Gretel : du haut de la grimpette, vous apercevez d'un seul coup d'oeil les toits qui fument sur Longwy bas, tout en vous réjouissant par avance d'une immersion imminente dans cette odeur de feu de bois mêlée d'un peu d'humidité fraîche – tableau que, avouez-le, vous ne croyiez possible que dans les dessins animés et les coloriages pour enfants.

     La difficulté du quotidien n'est donc pas avare de compensations esthétiques prodiguées par la nature. Cependant, il ne serait pas saugrenu, aux fins de semaine, de se promener, de garder l'esprit ouvert et de sacrifier quelques jours dans le giron de Longwy pour découvrir d'autres contrées, comme l'Alsace, notre soeur jumelle de la région Grand-Est. (Vous verrez plus loin dans cette chronique avec quelle naïveté je me flattais alors de faire preuve d'ouverture d'esprit en ne dédaignant pas la compagnie de l'Ille et du Rhin.) Strasbourg était l'endroit tout indiqué pour ce type d'escapades : le marché de Noël allait ouvrir ses portes avec ses cabanons de bois verni.

     SNCF, me permets-tu de t'insulter, en guise de préambule au récit de deux journées agréables dans la capitale alsacienne ? Tout d'abord, j'aimerais savoir pourquoi le trajet Metz-Longwy est plus cher dans tes billetteries que Longwy-Strasbourg avec Blablacar ; les distances sont pourtant hors de proportion, et j'ai la faiblesse de préférer la conversation avec une personne aimable aux rudes sièges du car sous-traitant auquel tu confies la mission de remplacer le train. Tu me répondras peut-être qu'il y a dans ce car autant de gens que dans deux ou trois véhicules de covoiturage et, grrr, tu as un peu raison. Mais est-ce seulement pour des raisons budgétaires, ou aussi pour punir les fonctionnaires dévoués ayant eu la curiosité volontaire, ou presque, de venir s'intéresser à la mission de l'Education Nationale dans le Pays-Haut lorrain ?

     Coupons court à la polémique : certes, la SNCF devrait fournir un service public et cette entreprise nous appartient, mais sans ses imperfections nombreuses, l'idée si sympathique du covoiturage n'aurait peut-être pas connu autant de succès.

     Nous voilà donc à Strasbourg, et la conversation avec le jeune professeur du lycée français de Luxembourg en route vers Stuttgart laisse place au spectacle des colombages. Vous vous attendez peut-être ici à des tartes à la crème sur les cigognes, le münster et la coiffe alsacienne caractéristique nouée en son centre ; alors je préfère évoquer le côté alternatif, ou en tout cas étudiant, de la ville. On se perd, dans les rues de ce Montpellier de l'Est, pleines de jeunesse, de bars et de rires au charme desquelles un bobo résisterait difficilement. Comme dans cette autre ville, l'ancien se mêle au plus moderne, et le punk en blouson ne craint pas le froid pour son crâne.

     Sous la cathédrale rouge à une tour, les touristes se pressent dans les rues, devenues piétonnes, pour devenir des clients. L'Ille, cette partie centrale de la ville, est remplie de baraques de planches et de guirlandes lumineuses : voulez-vous un santon, un bretzel ? Un vin chaud ou un jus d'orange chaud (car pourquoi ne pas faire comme Papa) ? A moins que le petit manège de bois tournant par la magie d'une chaleur de bougie ne vous ait déjà inspiré un moyen de commencer dès novembre à vous affranchir du fardeau des cadeaux de Noël (j'ai toujours milité pour un Noël exclusivement gastronomique). La place Kleber arbore son gigantesque sapin, les bâtiments publics reçoivent des projecteurs colorés, et des vélos chargés de LED multicolores traversent parfois la ville.

     C'est sympa, Strasbourg. La ville se prête davantage au couchsurfing que Longwy (je rappelle à ceux qui viennent d'arriver dans le XXIe siècle que c'est un système d'accueil de voyageurs gratuit). Cependant, depuis que j'ai lu Barthes, j'ai tendance à me méfier des préjugés : le "joli", le "sympa", ne sont-ils pas des concepts à déconstruire, au même titre que le "pittoresque" petit-bourgeois des guides de voyage ? Longwy, quant à elle, est un peu une pierre de touche qui permet de distinguer le voyageur du touriste : en affrontant sa rudesse, vous révélez votre capacité à oser, à sortir de votre zone de confort, comme on dit, ou à vous frotter aux souvenirs difficiles du monde ouvrier et syndicaliste -avec, il est vrai, la consolation de l'essence au prix luxembourgeois.

     Toutefois, cet amour de ce qui est pauvre, déchu, un peu brutal et isolé, les Alsaciens ne l'ont pas, du moins ils ne m'en ont pas donné la preuve. Camarades lorrains, je dois vous faire part d'un scoop : les Alsaciens nous méprisent ! Tout de suite, en arrivant à Strasbourg, j'ai senti dans l'habillement, dans les silhouettes même, une élégance qui avait quelque chose de franchement parisien, avec toute la diversité de nuances que peut revêtir ce terme. C'est vrai, les gens prennent un peu plus soin d'eux que chez nous, pour ce qui est de l'apparence en tout cas, à moins que ce ne soit qu'un effet de la différence entre grande ville de province et toute petite ville.

     Un de nos grands écrivains donne pourtant tort aux Alsaciens : Maurice Barrès écrit à propos de son pays natal vosgien, dans un livre au titre évocateur publié l'année d'inauguration de la tour Eiffel sur laquelle se trouvent des poutres fondues dans l'acier de Longwy : "C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit." (Il faut avouer qu'on sent, dans ces lignes de L'homme libre, le vocabulaire d'une autre époque.) Lorraine – Alsace : un – zéro.

     Faut-il s'appesantir aussi sur la gastronomie ? Je suis prêt à décliner la liste des plats dans lesquels nous sommes capables de glisser de la mirabelle, mais il me suffira de me moquer du bar de centre-ville dans lequel nous avons passé la soirée et qui dès 22h, n'avait plus ni pain, ni frites ! S'il vous plaît, mangez votre charcuterie sur de la brioche, non mais oh. Mais je suis bon prince, et je reconnais la qualité de leurs bières, surtout quand elles sont dégustées entre amis, et que l'on joue au cochon qui rit pour se consoler des rondelles de saucisson auxquelles il a fallu renoncer faute d'accompagnement (à ce propos, n'oubliez pas un détour par www.lecochonquirit.fr, c'est à se plier de rire).

     Il est facile de voir dans cet inconfortable mépris un symptôme de frustration analogue à celui dont témoignent les blagues que certains de nos compatriotes (non, non, pas moi) osent raconter sur les Belges : ces plaisanteries faciles me paraissent le ressentiment assez évident d'une jalousie pour un pays qui paie moins cher un chocolat meilleur, prépare généralement mieux que nous un plat que les Américains appellent encore French fries et sert aux fonctionnaires européens une bière plus réputée que celle de beaucoup de nos brasseries, qui égalent rarement nos vignobles.

     Mais si seulement les rivalités s'arrêtaient à la sortie des assiettes ! On déguste à Strasbourg un manala qu'on ne peut appeler, un peu plus au Nord, sous peine de menaces, que mannele (vous savez, le petit bonhomme en brioche) ; le Haut-Rhin ne veut rien avoir à voir avec le Bas-Rhin, et l'alsacien de Mulhouse ne se parle pas comme celui de la ville à colombages (ce n'est pas comme parler castillan à un Barcelonais, mais il est permis de penser à la comparaison).

     Malheureusement, ce goût pour les querelles de clochers n'épargne pas la Lorraine. Je fais savoir à ceux qui lisent cette chronique de l'extérieur (je veux dire de l'extérieur de la Lorraine), que Nancy et Metz se détestent. Les deux grandes villes ont une histoire différente : Metz nous a été en grande partie construit par les Allemands, Nancy est presque une ville nouvelle du XIXe et du début du XXe siècle ; la construction de l'autoroute de Paris dans les années Pompidou fut l'objet de grands débats. Le rectorat d'académie se trouve à Nancy ; Metz fut la ville des garnisons ; son centre Pompidou nargue de sa modernité le patrimoine Art Nouveau dont se flatte l'autre cité.

     Ce n'est pas sans tristesse que j'entends parfois parler à Longwy d'une telle forme de repli sur soi. J'ai eu vent d'une Meurthe-et-Mosellane que les liens du mariage avaient unie à une famille de Moselle : même des années après, cette alliance du 57 et du 54 était perçue par certains comme une forme de métissage, qu'on tolérait, mais qu'il était de bon ton de faire remarquer dans les dîners de famille. Je pense aussi à ceux qui, ayant suivi leur lycée à Longwy, ne rêvent que d'étudier à l'IUT de la même ville. Allons ! Le monde est-il si petit qu'il faille s'arrêter à la frontière de son champ ? Je sais que dans certains cas, ce ne sont que stratégies pour s'en aller travailler au Luxembourg, mais faut-il pour cela dédaigner d'autres villes françaises ? Longwy, c'est bien, mais vous conviendrez peut-être avec moi qu'il y a d'autres villes intéressantes en France.

     Et puis, on a beau aimer, ce n'est pas toujours pratique, notamment sans voiture ; on peut voir dans cette difficulté à s'éloigner, soit un motif pour faire l'intégralité de sa vie ici, soit une excuse (un prétexte !) pour quitter la ville à tout jamais. Mais franchement, est-ce que les rues soudainement colorées par les décorations de Noël nouvellement installées vous donneraient envie de partir ? Bon, un peu, nous sommes d'accord : les boules multicolores dans les tilleuls de la place Darche ressemblent étrangement à celles des fêtes foraines estivales, et les pères Noël en LED des années 1970 ne sont pas tellement de mon goût (j'ai ce snobisme, et pourtant je ne leur nie pas un certain charme paradoxal). En tout cas, s'il est une devise avec laquelle s'accordent peu les pyromanes qui, paraît-il, on tenté de mettre en péril un lycée des environs qui par un malheureux hasard pourrait bien se trouver être le leur, c'est bien : Longue vie, à Longwy !

Tuesday, November 22, 2016

Dictionnaire des idées reçues de Longwy



Auchan : aller faire ses courses là-bas, surtout si l'on est luxembourgeois.

Brouillard : c'est pour ça que vous avez perdu vos clés.

Citadelle : il vaut mieux avoir tort avec le mot citadelle, qui est plus joli, que raison avec forteresse, qui est plus exact mais fichtrement moins élégant.

Douaniers : leur expliquer que vous fumez beaucoup.

Émaux : les seules assiettes dans lesquelles on ne mange jamais (elles décorent à merveille la salle à manger).

Famille : alibi imparable pour justifier votre présence à Longwy (voir aussi l'entrée "Mutations de l'Education Nationale").

Grimpette : être fatigué quand vous arrivez en haut; si vous ne haletez pas, on pourrait vous soupçonner d'avoir commencé au milieu.

Hiver : exprimer son impatience qu'il finisse, même avant qu'il ait commencé.

International : rappeler cette qualité inattendue de Longwy dans les conversations.

Jeunesse : se féliciter de l'arrivée de nouvelles générations quand l'occasion se présente.

Kebab : rester politiquement correct.

Loyer : ne pas oublier de mentionner aussi cet avantage objectif de la cité des émaux à la fin d'une conversation, un des rares qui soit à même de susciter une authentique jalousie.

Musique : raconter que les ouvriers ont enlevé Johnny Halliday et que le nom de la ville est cité dans une chanson anarchiste de Renaud (oui oui oui).

Neige : se plaindre du fait qu'elle vous empêche de vous rendre jusqu'à votre lieu de travail (et mince alors).

Oubli: rappeler que Longwy, ancien fleuron de la métallurgie lorraine, était autrefois connu dans la France entière, ce que, puisque vous avez moins de trente ans, vous avez découvert en arrivant ici. 

Peur : faire un récit saisissant de votre traversée du pont-levis Vauban l'autre nuit, précédant une descente courageuse par les facilités pédestres : était-ce bien le vent, ce petit bruit dans les feuilles sous l'ombre suspecte d'un grand arbre ?

Querelle : défendre bec et ongles votre gentille petite ville face à l'extérieur, même si vous vous surprenez parfois à la critiquer quand vous y habitez.

Rap : tournez vos clips sous la porte de France, c'est tellement plus classe.

Sidérurgie : Ah ! Regretter le bon vieux temps; regretter jusqu'à la pollution, le ciel rouge, l'air poussiéreux, le crassier, le travail pénible et dangereux : au fond, il n'est pas faux que c'était un savoir-faire, une légitime fierté que nous avons abandonnée aux ouvriers d'Extrême-Orient.

Temps : glisser de temps à autre des remarques désabusées sur le temps qu'il fait; et les jours où, par malheur, il fait beau : Ah, si seulement ça pouvait être comme ça toute l'année !

Utopolis : de temps en temps, profiter d'une évasion au cinéma.

Vauban : soyez fiers comme si vous l'aviez construite vous-même (la citadelle).

W : Dieu reconnaîtra les siens à la manière dont ils prononceront le G et le W du nom de notre ville (pour les âmes perdues, on dit : "Lon-oui").

XVIIe, XXe siècle : Vauban, métallurgie, nous sommes de toutes les époques. 

Y : Mexy, Lexy, ces longoviciens qui n'habitent pas à Longwy. 

Zut : vous n'y pouvez rien, la plaque de verglas était dissimulée sous un tas de feuilles mortes.