La
Longovicienne
Chronique
d'un pays oublié
paraissant
le mardi
Je
ne suis pas de ceux qui rêvent de fuir la ville qu'ils habitent ;
j'admets une certaine inconstance, certes : mon amour pour Longwy a
ses hauts et ses bas, et parfois il me semble que ce n'est qu'une
amitié un peu distante, un compagnonnage auquel on se résigne,
faute de posséder une villa sur la côte d'Azur et suffisamment de
points dans l'Education Nationale pour être muté sur la
Méditerranée.
En
tout cas, ce n'est nullement par dégoût du réel, ou alors pas
totalement, que je me suis replongé récemment dans les cahiers de
rêves que j'ai la faiblesse de tenir chaque matin depuis plusieurs
années.
Cependant,
de tous les songes étranges ou loufoques, de toutes les histoires de
monstres ou de lieux inquiétants, de tous les comportements
irrationnels et les hasards incroyables, le plus grand sujet
d'étonnement me paraît être celui-ci : je n'y trouve que de rares
mentions de notre ville. Et même, tout ce que j'ai l'impression de
vivre dans cette étrange cité métallurgique de l'Est au quotidien
ressemble étrangement à quelque chose comme la réalité.
Pour
l'instant, je me pince sans pouvoir me réveiller, mais je dois vous
avouer que je serai bien soulagé, quand le soleil aveuglant d'une
matinée de septembre me dira, sur son ton ironique et moqueur :
"Mais non, imbécile ! Cela fait bien longtemps que tu vis en
Californie !"
Alors
qu'à l'autre bout de la terre, en Nouvelle-Zélande ou aux îles
Galapagos, quelqu'un se demande peut-être, à l'heure qu'il est,
s'il n'est pas lui-même aussi en train de rêver ou s'il est bien en
train de poursuivre son tour du monde d'un an et demi improvisé sur
un coup de tête, je songe au pari, plus fou peut-être, que j'ai
fait un jour en demandant une mutation dans la cité folle de Longwy
(pensant bien sûr que ce serait le type des îles Galapagos qui
irait à ma place, et inversement).
Un
ami -et néanmoins collègue- rêve, à juste titre, de Floride : les
pluies chaudes sont sans doute préférables aux pluies froides ;
elles attirent plus de bikinis que de doudounes et d'écharpes. Je ne
préfère pas en soi les premiers aux seconds, et je ne recommande
pas d'accoutrement léger les jours de neige ; mais les vêtements de
bain ont toujours été associés dans mon esprit à la présence de
soleil et de vagues dans les environs, jusqu'au jour où j'ai
découvert la piscine municipale de Longwy, lieu dont j'aurai
l'occasion de toucher un mot dans un prochain billet. En attendant,
Armando Christian Pérez, le chanteur miaméen qui se produit sous
l'original nom de scène canin de Pitbull,
oublie, dans son titre "International Love", de mentionner
la cité des émaux ; il ne se fait pourtant pas faute de citer New
York ou Rio de Janeiro.
Il
est loin le temps où Johnny, où Demis Roussos (ce chanteur qui
ressemble tant à Raël) venaient, de gré ou de force, enchanter
d'une voix cristalline ou, au contraire, d'une voix tourmentée sur
le mode du fried voice,
les oreilles de nos concitoyens. Il y a quelques semaines, le
bâtiment des Thermes accueillait encore les artistes qui acceptaient
de se produire dans le Pays-Haut ; cet édifice, l'un des plus
imposants de la place Leclerc de Longwy-bas, avait sa salle de
spectacle, avec ses balustrades, son lustre et ses guéridons ; un
goût classique quelque peu imité de la Belle Epoque vous plongeait
comme dans un autre monde, du moins dans un temps différent ;
n'oubliez ni la terrasse, même si elle ne servait pas en toute
saison, ni surtout le lounge,
qui n'était pas fait de simili
canapés roses en mousse et de lumières pourpres tamisées, mais
d'authentiques meubles anciens, de fauteuils en bois et de tapis
d'intérieur bourgeois, comme un vrai salon. Cet établissement que
Le républicain lorrain se
félicitait de voir réouvrir à l'été 2015 vient de fermer
définitivement.
Je
regrette de n'avoir pu connaître ce lieu que par le
bouche-à-oreilles, la légende et quelques photographies, alors
qu'il est sous ma fenêtre et que ce n'est que l'occasion d'en
franchir le seuil qui m'aura manqué durant ces premiers mois
longoviciens. Sa seule histoire mérite qu'on lui rende hommage d'un
détour narratif : il date de notre grande époque, celle où l'on
crut découvrir dans le sol de Longwy un trésor.
Vous
connaissez le trésor de la minette, notre minerai de fer, peu dense
en fer mais si abondant sous nos pieds, ainsi que le charbon des
environs ; à force de forer, le maître des forges en avait pourtant
trouvé un autre, plus liquide. Il ne s'agissait ni de pétrole, ni
de rivières souterraines de chocolat, mais tout de même d'une
ressource qu'on savait apprécier en cette première moitié du XXe
siècle, et qui pouvait vous transformer un paysage, voire enrichir
une municipalité en attirant les touristes, les pensionnaires : le
sous-sol de Longwy recèle des sources d'eau pure, il ne restait plus
qu'à lancer une ville thermale ; la cité du métal pouvait bien
devenir aussi celle du bien-être, puisque Vichy, Balaruc ou
Aix-les-Bains l'étaient devenus à la faveur de quelques bassins et
massages de boue.
Sous
le ciel que les usines rendaient rouge et noir, on trouva la place
pour un espace vert : le parc des Récollets était né. Plante-moi
un tilleul par-ci, un tilleul par-là, comme dans les maisons de
retraite, et tout autour du bassin aux poissons, les promenades
seront agréables, puisqu'on peut descendre les pelouses sur des
escaliers que de fausses rocailles font comme mettre en scène. La
grande allée de terre battue, qui pourrait être l'équivalent
longovicien des passages du Jardin des Plantes de Paris, avait sa
grille, que soutenaient deux poteaux représentant, dans les formes
de la pierre, de faux bouquets abondants ; maintenant que le parc est
public, cette grille a été déplacée dans une cour au coin de la
rue ; on y lit encore, en une courbe qui fait penser à celle d'un
arc-en-ciel ou au panneau du pier de
Santa Monica : Eaux de Longwy.
En
face, un bâtiment plus modeste qui fait penser à une demeure de
lutins ou une carte postale des années 1900 : aujourd'hui, l'école
privée des Récollets, autrefois, l'usine d'embouteillage de notre
ville. Eh oui, croyez-le ou non, mais il fut un temps où vous
pouviez boire de la Longwy comme vous buvez aujourd'hui de l'Evian ou
de la Vittel. J'attends avec impatience le jour où je pourrai
fouiller les brocantes d'Arlon ou de Metz pour retrouver l'un de ces
précieux contenants de verre, ou du moins leur étiquette.
Quels
furent donc les inconvénients, les obstacles irrémédiables qui
empêchèrent notre économie de prospérer aussi
sous ce rapport, et firent des Eaux de Longwy une mauvaise affaire
pour notre comte de Saintignon ? D'abord, peut-être la date :
l'ensemble des installations fut ouvert le 3 août 1914, et la guerre
qui suivit fut plus longue que prévu (il paraît même qu'il y en
eut une seconde trente ans plus tard). Ensuite, les fumées du ciel
étaient peut-être peu compatibles avec l'idée de ville thermale où
l'on pût venir soigner sa tuberculose ou rendre leur jeunesse à ses
poumons, aussi naturellement claire que fût notre eau lorraine.
Cette dernière survécut dans les bouteilles des Récollets jusqu'en
1921, mais certains soupçonnent nos concurrents de Mondorf-les-bains
d'avoir précipité notre chute, car les querelles de clocher iraient
parfois jusqu'à la perfidie : c'est d'ailleurs ce qui rend leur
saveur si délicieusement amère.
Enfin
! C'est beaucoup parlé du passé, parlons un peu de l'avenir. Hier
soir, les habitants de Longwy étaient conviés à une réunion
publique et citoyenne : la place Leclerc va s'effondrer, tel était
le thème, que je dois avouer trouver d'autant moins rassurant que
cette dernière se trouve sous ma fenêtre. Oui, depuis plusieurs
mois, de robustes plots rouges et blancs ont été placés sur le
parking pour délimiter le périmètre sur lequel les automobilistes
peuvent encore se garer sans craindre de voir leur voiture engloutie
sous les pavés ; précaution qui semble bien nécessaire, quand vous
savez que le marché de Longwy-bas se tient encore ici tous les
samedis. Elle est simple, la cause de tous ces dangers : la rivière
locale, la Chiers, a été enterrée et coule sans bruit sous cette
place Leclerc. Ces réunions à la mairie ont certainement un
caractère rassurant ; la seule chose qui m'inquiète est la rumeur
selon laquelle à cause d'une erreur de géométrie, les plots de
mise en garde auraient été placés au mauvais endroit.
Longwy
a son goût de ruines, c'est aussi ainsi que nous l'aimons ; mais
point trop n'en faut. Je me délectais, l'autre soir, lors d'une
promenade nocturne, d'un vieux manoir abandonné que l'on pouvait
voir à travers une grille rouillée : les lueurs fatiguées des
réverbères de la rue d'en face laissaient deviner les volets fermés
ou défoncés et les buissons plus taillés depuis longtemps ;
l'atmosphère lugubre qui aurait fait frémir d'enthousiasme un
réalisateur de films d'épouvante atteignait son sommet avec le
cliquetis d'une chaîne que faisait balancer le vent. Les rues vides
et calmes invitent à des méditations profondes, quand la prudence
imposée par les marches humides ou défoncées des escaliers ne
rappelle pas à la réalité ; un chat se faufile ici ou là ; les
maisons ouvrières, la façade Art Déco de certains vieux magasins
produisent une impression encore plus intéressante dans l'obscurité.
C'est dire combien Netflix est peu nécessaire quand vous habitez à
Mont Saint-Martin ou Herserange, patelins de notre agglomération.
Mais
trève de pensées sinistres et de larmes versées sur le naufrage de
notre passé. Ce dernier peut revivre. La preuve en est qu'un ancien
templier, réincarné dans le corps d'un professeur du lycée de
notre secteur, fait connaître son hameau de Mont-Saint-Martin d'une
manière qui honore notre terroir. Une expérience aux portes de la
mort lui a non seulement permis de se souvenir de ses vies passées,
mais aussi de trouver l'inspiration architecturale pour se bâtir une
maison à laquelle aucune autre ne pourrait ressembler : sa pierre de
taille est magnifique, et la finesse des sculptures et ornementations
qui décorent son extérieur font davantage penser à une chapelle du
XIIIe siècle qu'à une habitation du XXIe.
Les
Compagnons du Tour de France s'y arrêtent chaque année pour
apprendre du maître des lieux. Après des travaux de précision dans
des ateliers hautement techniques, il a su fabriquer lui-même les
outils qui lui ont permis de donner à la pierre la forme de ses
rêves, tiens les revoilà. Les dimensions de chaque bloc mesurent en
centimètres un chiffre symbolique, pour ne pas dire kabbalistique ;
de nombreuses écritures, issues des runes ou des caractères
égyptiens, ou de caractères pictogrammatiques que je n'ai pas
l'heur de savoir déchiffrer, font des façades un grand roman, ou un
livre mystérieux et sacré ; en haut de la cheminée qui ressemble à
une tour, s'élève un trident de métal : c'est le paratonnerre, car
il paraît que c'est utile dans la région. Sur le palier, la statue
d'un templier, clin d'oeil à un passé lointain. Si vous aimez le
black métal ou les investigations dans le monde de l'occulte,
frappez à cette porte que je n'ai pas osé pousser.
A
défaut, vous aurez quelques jours de soleil, comme en a égrené la
semaine passée, sans doute par une agitation de la nature dans son
sommeil des derniers jours d'hiver, quand elle pressent ce printemps
promis pour le 21 mars (promesse non tenue) ; si vous bénéficiez de
ces jours clairs entre d'autres nuageux, n'oubliez pas de louer un
gîte dans la campagne pour faire les fous avec vos amis le temps
d'un week-end : certaines façades de maisons ouvrières recèlent en
fait des intérieurs meublés au style épuré des années 1960, et
la clarté de la vue sur les champs fait frissonner l'âme du bobo
qui dort en vous, même si votre conscience politique n'a pas encore
voté pour Emmanuel Macron.
Saluez
le chien, ne bousculez pas la grenouille de cuivre qui décore le
palier, et en vous servant une part de fromage au milieu d'une
conversation où vous confessez votre goût pour les épisodes de
Columbo, fermez un peu les yeux de la raison pour ouvrir ceux du
coeur et refuser les prophéties de ruine et de destruction qu'on
fait à notre ville dans un désagréable fracas qui rappelle par
trop celui d'un bris d'émaux, et, sans hésiter, criez
intérieurement, avant de pouvoir savourer une part du dessert avec
la bonne conscience d'un citoyen fidèle à sa terre d'élection :
Longue vie, à Longwy !