Tuesday, November 29, 2016

Querelles de clocher

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     A ceux qui ont fait leurs premiers pas dans l'automne de Longwy le coeur serré et en grinçant des dents : je veux vous dire : n'ayez crainte. Les couleurs variées d'une saison plus jeune, l'émerveillement lié aux arbres parés d'impressionnismes et de patchworks naturels s'effacent pour laisser apparaître un tableau plus dépouillé certes, et même, par certains côtés, plus aride, mais aussi plus sublime.

     Quand les nuages, la pluie et le vent offrent au ciel le cadeau de leurs plus belles infidélités, les Longoviciens n'auraient pas tort de se souvenir alors de la Californie, ou du moins de la Suède et de ses grandes lumières du Nord, qui inondent les paysages de leurs printemps encore froids. Quelle clarté, quel calme nous a offerts parfois le temps, auquel il est toujours difficile de ne pas rendre hommage en commençant cette chronique ! Aussi vrai qu'il entre pour beaucoup dans la grande alchimie, mystérieuse et complexe, dont se constitue l'âme paradoxale de Longwy.

     Bien sûr, le plus souvent, c'est le brouillard qui est notre lot quotidien. Le brouillard, non pas le brouillard tel que vous le connaissez, celui des feux de brouillard qu'on confond avec les brises marines ou la vapeur couchée sur les étangs de vos villes nouvelles. Chez nous, il s'agit d'un vrai brouillard, tout blanc, qui porte bien son nom : vous n'y voyez pas plus à travers que dans la pollution chinoise ou l'air dense des saunas ; il a avec ces derniers une différence de température, mais aussi de pureté, et le plaisir que nous avons parfois à nous noyer dans la fraîcheur de ses pâles extases anime souvent en nous les paroles d'une chanson de Michel Berger que vous connaissez peut-être intitulée "Le paradis blanc."

     Le soir, si le brouillard, la cape blanche, comme on appelle dans le coin cette formation météorologique qu'on ne trouve après tout presque pas ailleurs, si le brouillard s'est éteint, vous recevez la grâce de découvrir un tableau que vous ne trouverez pas moins enchanteur, à condition peut-être d'avoir été sensible aux contes de votre enfance, et de trouver encore aux mots de bûcheron et de cheminée comme un petit air discret d'Hänsel et Gretel : du haut de la grimpette, vous apercevez d'un seul coup d'oeil les toits qui fument sur Longwy bas, tout en vous réjouissant par avance d'une immersion imminente dans cette odeur de feu de bois mêlée d'un peu d'humidité fraîche – tableau que, avouez-le, vous ne croyiez possible que dans les dessins animés et les coloriages pour enfants.

     La difficulté du quotidien n'est donc pas avare de compensations esthétiques prodiguées par la nature. Cependant, il ne serait pas saugrenu, aux fins de semaine, de se promener, de garder l'esprit ouvert et de sacrifier quelques jours dans le giron de Longwy pour découvrir d'autres contrées, comme l'Alsace, notre soeur jumelle de la région Grand-Est. (Vous verrez plus loin dans cette chronique avec quelle naïveté je me flattais alors de faire preuve d'ouverture d'esprit en ne dédaignant pas la compagnie de l'Ille et du Rhin.) Strasbourg était l'endroit tout indiqué pour ce type d'escapades : le marché de Noël allait ouvrir ses portes avec ses cabanons de bois verni.

     SNCF, me permets-tu de t'insulter, en guise de préambule au récit de deux journées agréables dans la capitale alsacienne ? Tout d'abord, j'aimerais savoir pourquoi le trajet Metz-Longwy est plus cher dans tes billetteries que Longwy-Strasbourg avec Blablacar ; les distances sont pourtant hors de proportion, et j'ai la faiblesse de préférer la conversation avec une personne aimable aux rudes sièges du car sous-traitant auquel tu confies la mission de remplacer le train. Tu me répondras peut-être qu'il y a dans ce car autant de gens que dans deux ou trois véhicules de covoiturage et, grrr, tu as un peu raison. Mais est-ce seulement pour des raisons budgétaires, ou aussi pour punir les fonctionnaires dévoués ayant eu la curiosité volontaire, ou presque, de venir s'intéresser à la mission de l'Education Nationale dans le Pays-Haut lorrain ?

     Coupons court à la polémique : certes, la SNCF devrait fournir un service public et cette entreprise nous appartient, mais sans ses imperfections nombreuses, l'idée si sympathique du covoiturage n'aurait peut-être pas connu autant de succès.

     Nous voilà donc à Strasbourg, et la conversation avec le jeune professeur du lycée français de Luxembourg en route vers Stuttgart laisse place au spectacle des colombages. Vous vous attendez peut-être ici à des tartes à la crème sur les cigognes, le münster et la coiffe alsacienne caractéristique nouée en son centre ; alors je préfère évoquer le côté alternatif, ou en tout cas étudiant, de la ville. On se perd, dans les rues de ce Montpellier de l'Est, pleines de jeunesse, de bars et de rires au charme desquelles un bobo résisterait difficilement. Comme dans cette autre ville, l'ancien se mêle au plus moderne, et le punk en blouson ne craint pas le froid pour son crâne.

     Sous la cathédrale rouge à une tour, les touristes se pressent dans les rues, devenues piétonnes, pour devenir des clients. L'Ille, cette partie centrale de la ville, est remplie de baraques de planches et de guirlandes lumineuses : voulez-vous un santon, un bretzel ? Un vin chaud ou un jus d'orange chaud (car pourquoi ne pas faire comme Papa) ? A moins que le petit manège de bois tournant par la magie d'une chaleur de bougie ne vous ait déjà inspiré un moyen de commencer dès novembre à vous affranchir du fardeau des cadeaux de Noël (j'ai toujours milité pour un Noël exclusivement gastronomique). La place Kleber arbore son gigantesque sapin, les bâtiments publics reçoivent des projecteurs colorés, et des vélos chargés de LED multicolores traversent parfois la ville.

     C'est sympa, Strasbourg. La ville se prête davantage au couchsurfing que Longwy (je rappelle à ceux qui viennent d'arriver dans le XXIe siècle que c'est un système d'accueil de voyageurs gratuit). Cependant, depuis que j'ai lu Barthes, j'ai tendance à me méfier des préjugés : le "joli", le "sympa", ne sont-ils pas des concepts à déconstruire, au même titre que le "pittoresque" petit-bourgeois des guides de voyage ? Longwy, quant à elle, est un peu une pierre de touche qui permet de distinguer le voyageur du touriste : en affrontant sa rudesse, vous révélez votre capacité à oser, à sortir de votre zone de confort, comme on dit, ou à vous frotter aux souvenirs difficiles du monde ouvrier et syndicaliste -avec, il est vrai, la consolation de l'essence au prix luxembourgeois.

     Toutefois, cet amour de ce qui est pauvre, déchu, un peu brutal et isolé, les Alsaciens ne l'ont pas, du moins ils ne m'en ont pas donné la preuve. Camarades lorrains, je dois vous faire part d'un scoop : les Alsaciens nous méprisent ! Tout de suite, en arrivant à Strasbourg, j'ai senti dans l'habillement, dans les silhouettes même, une élégance qui avait quelque chose de franchement parisien, avec toute la diversité de nuances que peut revêtir ce terme. C'est vrai, les gens prennent un peu plus soin d'eux que chez nous, pour ce qui est de l'apparence en tout cas, à moins que ce ne soit qu'un effet de la différence entre grande ville de province et toute petite ville.

     Un de nos grands écrivains donne pourtant tort aux Alsaciens : Maurice Barrès écrit à propos de son pays natal vosgien, dans un livre au titre évocateur publié l'année d'inauguration de la tour Eiffel sur laquelle se trouvent des poutres fondues dans l'acier de Longwy : "C'est là que notre race acquit le meilleur d'elle-même. Là, chaque pierre façonnée, les noms mêmes des lieux et la physionomie laissée aux paysans par des efforts séculaires nous aideront à suivre le développement de la nation qui nous a transmis son esprit." (Il faut avouer qu'on sent, dans ces lignes de L'homme libre, le vocabulaire d'une autre époque.) Lorraine – Alsace : un – zéro.

     Faut-il s'appesantir aussi sur la gastronomie ? Je suis prêt à décliner la liste des plats dans lesquels nous sommes capables de glisser de la mirabelle, mais il me suffira de me moquer du bar de centre-ville dans lequel nous avons passé la soirée et qui dès 22h, n'avait plus ni pain, ni frites ! S'il vous plaît, mangez votre charcuterie sur de la brioche, non mais oh. Mais je suis bon prince, et je reconnais la qualité de leurs bières, surtout quand elles sont dégustées entre amis, et que l'on joue au cochon qui rit pour se consoler des rondelles de saucisson auxquelles il a fallu renoncer faute d'accompagnement (à ce propos, n'oubliez pas un détour par www.lecochonquirit.fr, c'est à se plier de rire).

     Il est facile de voir dans cet inconfortable mépris un symptôme de frustration analogue à celui dont témoignent les blagues que certains de nos compatriotes (non, non, pas moi) osent raconter sur les Belges : ces plaisanteries faciles me paraissent le ressentiment assez évident d'une jalousie pour un pays qui paie moins cher un chocolat meilleur, prépare généralement mieux que nous un plat que les Américains appellent encore French fries et sert aux fonctionnaires européens une bière plus réputée que celle de beaucoup de nos brasseries, qui égalent rarement nos vignobles.

     Mais si seulement les rivalités s'arrêtaient à la sortie des assiettes ! On déguste à Strasbourg un manala qu'on ne peut appeler, un peu plus au Nord, sous peine de menaces, que mannele (vous savez, le petit bonhomme en brioche) ; le Haut-Rhin ne veut rien avoir à voir avec le Bas-Rhin, et l'alsacien de Mulhouse ne se parle pas comme celui de la ville à colombages (ce n'est pas comme parler castillan à un Barcelonais, mais il est permis de penser à la comparaison).

     Malheureusement, ce goût pour les querelles de clochers n'épargne pas la Lorraine. Je fais savoir à ceux qui lisent cette chronique de l'extérieur (je veux dire de l'extérieur de la Lorraine), que Nancy et Metz se détestent. Les deux grandes villes ont une histoire différente : Metz nous a été en grande partie construit par les Allemands, Nancy est presque une ville nouvelle du XIXe et du début du XXe siècle ; la construction de l'autoroute de Paris dans les années Pompidou fut l'objet de grands débats. Le rectorat d'académie se trouve à Nancy ; Metz fut la ville des garnisons ; son centre Pompidou nargue de sa modernité le patrimoine Art Nouveau dont se flatte l'autre cité.

     Ce n'est pas sans tristesse que j'entends parfois parler à Longwy d'une telle forme de repli sur soi. J'ai eu vent d'une Meurthe-et-Mosellane que les liens du mariage avaient unie à une famille de Moselle : même des années après, cette alliance du 57 et du 54 était perçue par certains comme une forme de métissage, qu'on tolérait, mais qu'il était de bon ton de faire remarquer dans les dîners de famille. Je pense aussi à ceux qui, ayant suivi leur lycée à Longwy, ne rêvent que d'étudier à l'IUT de la même ville. Allons ! Le monde est-il si petit qu'il faille s'arrêter à la frontière de son champ ? Je sais que dans certains cas, ce ne sont que stratégies pour s'en aller travailler au Luxembourg, mais faut-il pour cela dédaigner d'autres villes françaises ? Longwy, c'est bien, mais vous conviendrez peut-être avec moi qu'il y a d'autres villes intéressantes en France.

     Et puis, on a beau aimer, ce n'est pas toujours pratique, notamment sans voiture ; on peut voir dans cette difficulté à s'éloigner, soit un motif pour faire l'intégralité de sa vie ici, soit une excuse (un prétexte !) pour quitter la ville à tout jamais. Mais franchement, est-ce que les rues soudainement colorées par les décorations de Noël nouvellement installées vous donneraient envie de partir ? Bon, un peu, nous sommes d'accord : les boules multicolores dans les tilleuls de la place Darche ressemblent étrangement à celles des fêtes foraines estivales, et les pères Noël en LED des années 1970 ne sont pas tellement de mon goût (j'ai ce snobisme, et pourtant je ne leur nie pas un certain charme paradoxal). En tout cas, s'il est une devise avec laquelle s'accordent peu les pyromanes qui, paraît-il, on tenté de mettre en péril un lycée des environs qui par un malheureux hasard pourrait bien se trouver être le leur, c'est bien : Longue vie, à Longwy !

Tuesday, November 22, 2016

Dictionnaire des idées reçues de Longwy



Auchan : aller faire ses courses là-bas, surtout si l'on est luxembourgeois.

Brouillard : c'est pour ça que vous avez perdu vos clés.

Citadelle : il vaut mieux avoir tort avec le mot citadelle, qui est plus joli, que raison avec forteresse, qui est plus exact mais fichtrement moins élégant.

Douaniers : leur expliquer que vous fumez beaucoup.

Émaux : les seules assiettes dans lesquelles on ne mange jamais (elles décorent à merveille la salle à manger).

Famille : alibi imparable pour justifier votre présence à Longwy (voir aussi l'entrée "Mutations de l'Education Nationale").

Grimpette : être fatigué quand vous arrivez en haut; si vous ne haletez pas, on pourrait vous soupçonner d'avoir commencé au milieu.

Hiver : exprimer son impatience qu'il finisse, même avant qu'il ait commencé.

International : rappeler cette qualité inattendue de Longwy dans les conversations.

Jeunesse : se féliciter de l'arrivée de nouvelles générations quand l'occasion se présente.

Kebab : rester politiquement correct.

Loyer : ne pas oublier de mentionner aussi cet avantage objectif de la cité des émaux à la fin d'une conversation, un des rares qui soit à même de susciter une authentique jalousie.

Musique : raconter que les ouvriers ont enlevé Johnny Halliday et que le nom de la ville est cité dans une chanson anarchiste de Renaud (oui oui oui).

Neige : se plaindre du fait qu'elle vous empêche de vous rendre jusqu'à votre lieu de travail (et mince alors).

Oubli: rappeler que Longwy, ancien fleuron de la métallurgie lorraine, était autrefois connu dans la France entière, ce que, puisque vous avez moins de trente ans, vous avez découvert en arrivant ici. 

Peur : faire un récit saisissant de votre traversée du pont-levis Vauban l'autre nuit, précédant une descente courageuse par les facilités pédestres : était-ce bien le vent, ce petit bruit dans les feuilles sous l'ombre suspecte d'un grand arbre ?

Querelle : défendre bec et ongles votre gentille petite ville face à l'extérieur, même si vous vous surprenez parfois à la critiquer quand vous y habitez.

Rap : tournez vos clips sous la porte de France, c'est tellement plus classe.

Sidérurgie : Ah ! Regretter le bon vieux temps; regretter jusqu'à la pollution, le ciel rouge, l'air poussiéreux, le crassier, le travail pénible et dangereux : au fond, il n'est pas faux que c'était un savoir-faire, une légitime fierté que nous avons abandonnée aux ouvriers d'Extrême-Orient.

Temps : glisser de temps à autre des remarques désabusées sur le temps qu'il fait; et les jours où, par malheur, il fait beau : Ah, si seulement ça pouvait être comme ça toute l'année !

Utopolis : de temps en temps, profiter d'une évasion au cinéma.

Vauban : soyez fiers comme si vous l'aviez construite vous-même (la citadelle).

W : Dieu reconnaîtra les siens à la manière dont ils prononceront le G et le W du nom de notre ville (pour les âmes perdues, on dit : "Lon-oui").

XVIIe, XXe siècle : Vauban, métallurgie, nous sommes de toutes les époques. 

Y : Mexy, Lexy, ces longoviciens qui n'habitent pas à Longwy. 

Zut : vous n'y pouvez rien, la plaque de verglas était dissimulée sous un tas de feuilles mortes.



Tuesday, November 15, 2016

Longwy est ailleurs


La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi


     Ailleurs, nulle part, autre part font partie de ces lieux si étrangement introuvables qu'ils ne sont jamais là devant quand on se met à parler d'eux. Les rares personnes qui sont allées ailleurs nous font des récits de cette contrée mystérieuse mais, en vérité, ne nous ont jamais emmenés que là-bas, plus loin ou par ici. Traverser à l'aveugle les brumes automnales de notre ville un mardi matin permet pourtant de saisir très vite le fin mot de l'énigme : ailleurs, c'est Longwy; et le premier est un peu aux noms communs ce que le second est aux noms propres.

     Ce n'est donc pas sans raison que je me flatte depuis septembre de l'humble privilège de connaître, ou en tout cas de découvrir, la fameuse cité des émaux, qui est un peu aussi celle des émois. Ah ! Septembre ! Comme ce temps, ce bon temps est loin désormais !

     Je partais sur les collines délicatement ombragées de Lorraine la fleur au fusil, tout content de découvrir ce que l'on pourrait appeler son terroir, où le métal a coulé à flots plus généreux que le vin ou le foie gras dans d'autres régions de France. Dans le ciel, le soleil brillait sans timidité : il était un peu plus brutal, un peu plus étouffant que son homologue du Sud, que l'on trempe mollement dans un peu d'eau salée avec ses doigts de pied et de la crème de bronzage. Le soleil de Longwy nous donnait bon espoir en la lumière naturelle pour le reste de l'année.

     Hélas ! Que d'illusions : voilà qu'on nous sert, à présent, un cocktail glacé de vent, d'humidité et de degrés (Celsius) en moins sur le comptoir du bar météorologique, pour user d'une métaphore empreinte de notre couleur locale. Il y aurait de quoi murmurer dans les chaumières, ou dans les pavillons ouvriers collés les uns aux autres sur la colline, comme au temps où l'on grognait à juste titre contre les promesses non tenues des patrons ou des hommes politiques (il paraît que ce temps est révolu). Sans compter qu'il est désormais difficile de nous cacher, Monsieur le Maire, que certaines rues de Longwy n'ont pas de lampadaires.

     Vous l'aurez compris : la Lorraine n'est pas ce havre de paix que l'on vous vend un peu facilement dans les guides touristiques et les magazines de voyage.

     D'abord, le mensonge des feuilles. Oui, évidemment, elles sont belles sur les arbres, on s'y laisse prendre, presque charmer : ne voilà-t-il pas des centaines, des milliers de jolis ovales végétaux à la fois jaunes, rouges et bruns qui constellent de leurs couleurs les allées défoncées de la grimpette ? Restez prudents ; car s'il est le fait de mauvaises langues d'injurier notre escalier préféré (lieu pourtant plus facile à monter que l'Himalaya et où l'on se fait moins souvent descendre), il n'en demeure pas moins véridique que glisser accidentellement sur une soupe de feuilles en décomposition n'a jamais été bon pour la santé. S'il n'a pas été mis en garde par l'odeur naturelle de pourriture à ses pieds, le longovicien ferait donc mieux de regarder où il marche, ce qui le préparera d'ailleurs avantageusement à la saison prochaine du verglas.

     Pourtant, il serait un tantinet présomptueux de vouloir donner des leçons d'instinct de survie naturel à un authentique habitant de Longwy : la neige est un autre exemple météorologique où ce dernier peut apparaître dans toute son impressionnante splendeur. Le ciel se fait un peu plus sombre, l'atmosphère un peu plus grave; voilà comme un lourd brouillard gris sous les nuages; une soudaine fraîcheur mystérieusement parfumée vient chatouiller la narine; dans les cours de récréation, les enfants sont pris d'une inconsciente agitation pareille à celle qui fait fuir les animaux sauvages avant les premières secousses perceptibles des séismes : c'est à ce moment-là, et pas à un autre, que vous pouvez prononcer légitimement les paroles augurales et saisonnières : "Ca sent la neige !"

     En attendant le temps chéri des bottines et des doudounes (cette fois plus celles qu'on porte nonchalamment au milieu du dos en faisant du rap, mais bien celles dont on s’emmitoufle), vous viendrez sans nul doute goûter un peu de pluie bien de chez nous. Vous assisterez à son concert dégoulinant de chuchotements d'eau, de murmures aqueux, de murmure qui devient un chant et de chant qui devient un rire - rire que vous aurez quelques droits à interpréter comme une moquerie ironique de l'intempérie à votre égard, si vous n'avez pas emporté en haut de la colline le parapluie-tempête, seul type de parapluie sérieusement recommandable dans le Pays-Haut.

     Les gouttes, les ruissellements, les fuites sauvages démultipliés par l'écho des vieux murs, sont l'origine indubitable des enregistrements de bruitages d'exploration nocturne dans les jeux vidéo de heroic fantasy. Imaginez la vieille pierre, froide, parfumée presque, qui vous regarde quand vous passez sous la Porte de France et sur son pont-levis sans le moindre éclairage public à plusieurs centaines de mètres à la ronde : n'êtes-vous pas dans Warcraft ou dans Diablo II ? Nos hautes murailles bosselées du XVIIe siècle n'ont rien à envier en puissance de rêve fantastique aux images factices péniblement recréées par votre ordinateur quand vous cliquez paresseusement sur l'icône d'Assassin's creed.

     Dès lors, je ne comprends qu'à moitié les sombres critiques que l'on adresse à Longwy sur le genre de sites Internet stupides qui se donnent pour mission d'évaluer des villes de France sur la base de critères objectifs : on peut se demander sérieusement ce que pèse leur ridicule objectivité face au charme littéral d'une ville sans laquelle vous n'auriez sans doute jamais compris dans votre chair le sens de l'expression "rêver réalité" : "Je marchais les yeux fermés... je ne voyais plus mes pieds... dansent les ombres du monde... dansent les ombres du monde..." Les cantiques de notre modernité sont d'une lucidité parfois surprenante, et ce n'est peut-être pas un hasard total si l'album Un autre monde est sorti juste au moment où Longwy était en train de devenir ce qu'il est actuellement, en tout cas je me plais à le croire.

     Pour reprendre le fil, s'il m'est permis de constituer un florilège à propos d'une ville qui a reçu depuis sa fondation la bagatelle de zéro fleur au label national "Ville Fleurie", je m'aventure à citer des commentaires dont certains, à la limite de l'injure, ne le méritent pourtant pas. Longwy, "cul de sac du 54" selon un internaute, est-ce ainsi qu'on parle à une ville ? Ne vous en faites pas, car Longwy se dédommage en se constituant grâce à ces critiques une tirade du nez bien à elle :
     Le funéraire : "Vivre à Longwy, c'est commencer à mourir... Le bas, une ville non pas que morte, mais déjà enterrée (café-bar occupé par 0,0001% de la population). Boîte de nuit inexistante."     
     Le pessimiste : "Toutes les tentatives d'embellissement arrivent à rendre les choses plus moches encore."
     Le glouton : "Après 10h du soir il ne faut plus avoir faim ou soif."
     Le patriote : "Vive Longwy ! Longwy a les capacités pour grandir encore aujourd'hui, encore faut-il lui laisser une chance et aider les actions locales faites par les divers organismes qui les organisent. Ce que j'aime à Longwy : le cadre très vert, le patrimoine. Ce que je n'aime pas à Longwy : les gens qui disent qu'à Longwy, il ne se passe rien, et qui préfèrent aller au Luxembourg."
     Le politiquement correct : "Longwy, en bonne voie : Longwy, une ville que je redécouvre. Longwy change, résolument !"
     Le critique pas assumé : "Catastrophe : mon Dieu, quelle saleté ! Un scandale pour une ville avec un potentiel pareil ! Ce que j'aime à Longwy : la proximité des frontières, c'est vrai qu'on est à côté de tout !"
     Le gentil : "Ce que je n'aime pas à Longwy : les difficultés économiques."
     Le poète : "Ma ville, ma vie : Longwy, j'y suis né et je vais bientôt la quitter avec regret. C'est une ville avec un très beau patrimoine, et si vous levez les yeux, vous y verrez une belle architecture sur les bâtisses."
     L'optimiste : "Une ville à connaître. A chaque fois, beaucoup de jugements négatifs, véhiculés par des images du passé. Mais charmante ville moyenne. Ce que j'aime à Longwy : sa mixité sociale, culturelle, la nature omniprésente, la proximité d'équipements. Ce que je n'aime pas à Longwy : le manque d'animation de la ville le dimanche."
     Le partisan : "Longwy vivra. J'ai grandi dans le bassin de Longwy, une région que je garde dans mon coeur malgré le manque d'emploi."
     Le traumatisé (touchant, celui-ci) : "Nous pensions : PAS ENVIE DE REVENIR VOIR si cela est vrai, nous avons quitté volontairement LONGWY en mai 1985, notre vie n'a pas été facile, car nous sommes toujours des étrangers dans le SUD de la FRANCE."
     Et pour finir, la propagande mal déguisée d'un retraité du conseil municipal : "Enfin ça bouge : une cité dortoir qui commence enfin à se réveiller ! Merci monsieur le maire pour les animations (les nuits de Longwy, Longwy plage, etc.), pour votre soutien au golf, pour la nouvelle déchetterie, merci d'avoir mis en place un transport en commun digne de ce nom (petit bémol pour le nom "Super Navette", bof), d'avoir mis aux commandes du groupe de transports un binôme performant (Président/Directeur), ça c'est les conducteurs qui le disent."

     Toutes ces remarques, bien sûr, datent d'une autre époque, comprise entre l'an 2000 et la deuxième décennie du millénaire. Une grande partie reste vraie, mais nos commentateurs n'auront peut-être pas eu la chance de connaître Alumeo : il n'est pas sûr que cette micro-entreprise doive être le nouveau fleuron de l'économie longovicienne et encore moins la nouvelle sidérurgie, mais il n'en reste pas moins que les vélos habillés chaudement de LED multicolores peuvent apparaître comme un moyen de redonner à Longwy de la vitalité, de la fierté et peut-être même de la joie dans l'obscurité.

     Si un soir, dans la rue, vous croisez des roues couronnées de bleu, des images miraculeusement affichées sur les rayons d'un vélo qui court, ou encore un fou avec une casquette qui s'allume et des chaussures qui brillent, sachez que vous pouvez vous procurer tous ces éléments en ligne sur www.alumeo.fr et apporter, ce faisant, une humble contribution à la résurrection de Longwy (nous remercions au passage notre sponsor hi-tech et ses aimables collaborateurs).

     Bientôt, le jour se lèvera sur la Lorraine comme il se lève chez vous. Oui, mais nous, nous aurons ce gris-bleu d'où émergent lentement arbres et collines à travers la brume, cette fraîcheur des pays prêts pour les grands jours de renouveaux, ou simplement les paisibles reconversions.

     N'écoutez pas les sirènes du Républicain lorrain, thuriféraire, à ses heures perdues, de la télévision, le véritable opium du peuple que je soupçonne parfois d'être responsable du sommeil de Longwy ; ne répondez pas aux questions faussement philosophiques des sondages de ce journal : "la participation de Sandrine, candidate représentant le Pays-Haut, vous encourage-t-elle à suivre l'émission Le meilleur pâtissier sur la chaîne **[je refuse de faire de la pub pour cette chaîne dans cette chronique] ?" Pour paraphraser Caton dans La Pharsale, écrite quand Longwy n'était encore qu'un camp romain de bois, nul besoin d'oracle, il n'y a pas de question à poser aux dieux ni aux mages : il suffit, pour rétablir la tranquillité un peu bouleversée de notre âme après la lecture de ces lignes, de nous appuyer sur la certitude intérieure qu'est promise, en réalité, et malgré les tourments actuels, une longue vie, à Longwy !


Tuesday, November 1, 2016

Hommage aux ouvriers de Longwy

La Longovicienne

Chronique d'un pays oublié
paraissant le mardi



     Les gens qui, en France, connaissent encore Longwy le connaissent pour une raison bien précise : s'ils ne sont pas passionnés d'émaux, c'est la sidérurgie qui a mené, parfois avec une prononciation écorchée, le nom de notre ville jusqu'à leurs oreilles. Longwy a longtemps été connu comme le fleuron de l'acier lorrain, au point qu'on ne peut comprendre la ville en profondeur sans un détour par cette longue période de son histoire, qui est encore un souvenir pour beaucoup de ses habitants.

     Tout d'abord, en entendant le nom de Longwy, l'envie vous prend peut-être envie de sourire : qu'est-ce que c'est que ce patelin lorrain, perdu aux confins de la Belgique et du Luxembourg ? Tout est vide, les habitants sont partis et la municipalité a fait faillite ! La ville est calme, pour ne pas dire déserte, et les établissements de pompes funèbres sur les rues principales font un peu froid dans le dos. Les émaux, on se les ferait envoyer par la Poste, si on n'avait pas peur de laisser un colis de plusieurs centaines d'euros s'endommager pendant la livraison !


     Les gens qui discourent ainsi sont d'une naïveté qui pourrait faire sourire plus d'un longovicien. Longwy, cette cour des miracles alimentée aujourd'hui par le Luxembourg, fut riche en son temps : il y eut une époque où Longwy bas, qui est dépourvu de magasin alimentaire et qui par endroits tombe en ruines, était le centre névralgique de la cité. Cette place vide où vous trouvez toujours plus de place pour vous garer que de raisons de le faire, était à la fois le point de rendez-vous du tout-Longwy et le lieu où nombre de commerçants ont pu faire fortune.

     Le jour, les bars étaient ouverts ; la nuit, ils l'étaient aussi. A cette époque dorée (dorée de l'or gris de l'acier, dont nous verrons aussi le revers), les ouvriers recevaient leur paie chaque semaine, et elle leur était versée en liquide. Ce liquide se trouvait vite échangé contre un autre, synonyme de convivialité et de bonne humeur : au temps des trois huit, les équipes de l'après-midi (13h-21h) passaient le relais à celles de la nuit, qui se laissaient remplacer, à cinq heures, par celles du matin, au signal d'une sonnerie retentissant dans toute la ville. La boisson devait rendre les transitions plus douces et contrebalancer cette vie souvent difficile par ailleurs.

     Dans ce Longwy utopique, qui battit son plein durant les Trente Glorieuses, la charge de maire était l'une des plus confortables qu'il y eût en France : il suffisait d'empocher l'impôt sur les sociétés sidérurgiques et les commerçants de Longwy bas, pour le réinjecter dans la commune. La gare de Longwy, idéalement située aux trois frontières et largement utilisée par les usines, avait, il fut un temps, le plus grand tonnage de France. La mono-industrie pouvait sembler un modèle idéal.

     Les sociétés métallurgiques elles-mêmes avaient pris en charge une grande partie du confort des habitants, à travers un vaste programme paternaliste : pour un loyer dérisoire ou nul, des pavillons individuels, avec jardins, eau courante et électricité à partir d'une certaine période, carreaux dans la salle de bains et formica sur les placards, confort non négligeable pour l'époque. Les femmes d'ouvriers faisaient les courses aux coopératives d'usine et leurs familles profitaient de la première piscine olympique de France, construite en 1961 à l'instigation des patrons (je sais, c'est moi qui ai ajouté la ligne sur Wikipedia à ce sujet).

     Il ne s'agit pas ici de faire l'éloge du paternalisme, dont le but restait de maintenir les ouvriers et leurs familles dans le monde fermé du métal d'où ils n'auraient pas ressenti le besoin de sortir. Toutefois, si l'on veut comprendre Longwy, je crois qu'il est bon de saisir cette atmosphère de fête et d'abondance qu'il a pu être par moments et sous certains aspects. Bien sûr, on ne roulait pas sur l'or, mais les payes, en comparaison de ce qu'on pouvait avoir ailleurs au même moment, n'étaient pas si faibles, et l'on venait travailler de Belgique et du Luxembourg, qui n'avait pas encore tant poussé ses moutons pour se mettre aux banques et à l'évasion fiscale, chose à peine croyable aujourd'hui.

     Le paternalisme, c'étaient aussi les écoles d'usine, scolarité tous frais payés par le patronat. Jeune homme, vous pouviez, dès quinze ans, programmer votre entrée dans le monde du métal. Aux jeunes filles, il était proposé d'apprendre les arts ménagers, sous le patronage de dames bienfaisantes du monde des cols blancs : l'Ecole Ménagère fondée en 1903 avait pour but "de donner aux élèves les connaissances que doit posséder une bonne ménagère et en particulier des notions théoriques et pratiques de lavage, de repassage, de couture, de lingerie et de cuisine, auxquelles viennent s'ajouter des éléments de puériculture, d'hygiène, de propreté, d'horticulture et d'économie domestique." Et l'on quittait l'école avec son trousseau de mariage pour épouser un ouvrier.

     Seulement tout le monde n'a pas été logé à la même enseigne : pensez aux baraques de taule et de bois où l'on installait les Italiens fraîchement arrivés, ou encore aux camps attenant à l'usine où habitaient les Algériens, contraints par des horaires de fermeture et une limitation des visites. On savait, du reste, à l'époque, que c'est à ces derniers qu'échoyaient les tâches les plus difficiles et les moins bien rémunérées. Les "officiers des Affaires indigènes" chargés du recrutement pouvaient ne pas se gêner pour demander, sous la table, des bakchichs à l'embauche, pour envoyer ensuite les hommes à l'ouverture des fours à coke, dans le bruit et les vapeurs asphyxiantes, à l'acheminement des wagons remplis de fonte, ou au moulin à scories, où le risque de coupures était lui aussi très élevé.

     Certains vous diront que d'autres jouaient les tire-au-flanc, laissaient faire le travail par les autres membres de l'équipe, pour s'en tirer pas trop mal. Tout le monde n'était pas non plus sur un poste difficile : des ouvriers qualifiés étaient nécessaires pour comprendre le fonctionnement des machines et guider les autres, même si la mécanisation des tâches à la fin du siècle rendit leur travail inutile. N'empêche, le simple risque de voir un paquet de fonte jaillir du haut-fourneau pour me fondre instantanément un cercueil de métal, ou encore de percer la cuve pour me faire un bain de pied, le tout dans le bruit, la chaleur, et sans véritables accessoires de protection, m'aurait fait préférer la culture d'un jardin potager sous la grimpette.

     Ah, si seulement. Mais Longwy, ce n'était pas la Meuse, et les arrivants remarquaient toujours en premier le haut niveau de pollution. Le fer rendait rouge le ciel du jour ; le soir, la poussière, les particules de coke retombaient sur la ville, et vous pouviez nettoyer de nouveau vos carreaux ou la vitre de votre voiture. La fumée des usines s'unissait à la blancheur du brouillard au point d'en faire une grisaille, un smog. J'ai eu la chance de rencontrer des collègues à la retraite qui avaient connu ce temps-là : ils s'étonnaient qu'on pût faire vivre des enfants dans une ville pareille ; je me demande pourquoi la pitié ne s'étendait pas jusqu'aux adultes.

     Longwy avait aussi son terril, le crassier, véritable Fujiyama du Pays-Haut qu'on exhibe encore sur les cartes postales à la Maison de la presse. Les usines, immenses, s'élevaient jusqu'au ciel, et celles que l'on trouve encore autour de Thionville ou dans la Ruhr peuvent vous en donner une idée. On avait dominé, remodelé le paysage : la rivière locale, la Chiers, passe sous la place de Longwy-bas ; nombre d'arbres étaient tombés pour les besoins des combustions et des constructions, et l'on a reboisé à l'aide de résineux qui jurent auprès de camarades feuillus. Cinq hauts-fourneaux faisaient battre le cœur d'acier d'un Longwy qui ne devait tout qu'à lui-même.


     Pourtant, un jour triste comme celui de la mort du petit âne gris dans la chanson, ou plutôt une année, le ciel, déjà très sombre, s'est brutalement obscurci. En 1979, la pudeur politico-patronale annonça la nécessaire reconversion industrielle. Le minerai lorrain, à 30% de fer, rivalise difficilement avec les 60% de celui de Mauritanie ou du Brésil. Bien sûr, on allait moderniser, investir, sauver des emplois, en trouver à ceux qui perdraient le leur, de sorte que tout le monde serait content... François Mitterrand, tout émoustillé d'une élection qu'il attendait vraisemblablement depuis des années, vint mentir sous les acclamations des longoviciens réunis devant la mairie de Longwy-bas : aucune usine, disait-il, aucun boulon ne seraient démontés.

     Les années 1980 furent nos années de lutte sociale. "Si Fabius revient la semaine prochaine à Longwy les mains vides, les ouvriers l'y attendront les mains pleines," mettaient en garde des syndicalistes tout armés de boulons. On attaquait les tribunaux, pour brûler les dossiers de fermeture ; le commissariat fut pris d'assaut, l'antenne radio prise en otage ; on déroulait les rouleaux de feuille de fer dans les rues et l'on ripostait rudement aux CRS. Les longoviciens se souviennent de la radio pirate de la CGT, Lorraine Cœur d'Acier, et des ruses qui permirent d'échapper aux tentatives de saisies de la police. Les cars emmenaient les manifestants à Paris au point que les chaînes nationales se mettaient à parler de Longwy ; voilà pourquoi Renaud nous cite dans la plus anarchiste de ses chansons : "à Longwy comme à Saint-Lazare, plus de slogans face aux flicards, mais des fusils, des pavés, des grenades..."


     Le chant du cygne que poussait Longwy lui fournit en même temps l'un des épisodes (ou du moins l'une des anecdotes) les plus truculents de son histoire. Un autre chanteur, de sensibilité un peu moins anarchiste mais pas peu populaire pour autant, un certain Johnny Halliday, fut sollicité dans la suite présidentielle de l'hôtel messin où il comptait se reposer. Les sidérurgistes, qui avaient bravé le personnel hôtelier, frappent à la porte : "Allez, Johnny, tu viens ? - Les gars, je suis fatigué là, je sors de mon concert. -Johnny, t'as pas le choix !!" Quelques minutes plus tard, il était acclamé sur le palier et prenait la route de Longwy.

     Là, affublé d'un casque, il fut mené dans les usines. L'histoire a retenu les paroles mémorables qu'il prononça devant les hauts-fourneaux : "C'est l'enfer, ici." Le Républicain Lorrain citait il y a quelques jours un Johnny presque mélancolique, se souvenant de ce bon temps, dans sa villa de Los Angeles : "Je garde avant tout de ce moment le souvenir d'une expérience humaine." Beau coup de marketing pour les ouvriers, mais je doute que ce soient ses impôts fiscalement évadés qui aient financé les indemnités de licenciement et de chômage qu'ont dû payer l'Etat français aidé de l'Union Européenne. Mais bon, comme toujours, il faut au moins reconnaître aux gens le peu qu'ils ont fait.

     La fête était finie. Les commerçants enrichis sont tous partis sur la Côte d'Azur, à Nice, à Cannes ou dans le coin ; les indemnités de reconversion, parfois élevées, ont au moins permis de grands déménagements. Les Chinois sont venus démonter les usines pour les remonter chez eux. Le crassier a été rasé, un golf le remplace, et il ne reste plus rien de notre passé sidérurgique, si ce n'est le haut-fourneau rouillé qui décore ce terrain d'un sport qui correspond si peu à l'esprit populaire des gens qui travaillèrent ici. On a voulu tout oublier, d'un coup ; pas de tourisme industriel, pas d'escalade sur nos anciennes cathédrales de métal comme en Allemagne, ni d'expositions d'art dans les halls des ateliers. Plus rien.


 

     Voilà ce qu'est Longwy aujourd'hui : une terre d'oubli, un pays oublié par le reste de la France, figé dans une époque qu'il n'aurait pas voulu voir terminée. Les gens qui l'ont connu ne le reconnaissent plus, quand ils ont le courage de revenir. La ville s'est tournée vers Longwy-haut, sa citadelle, conserve précieusement ses émaux, et son musée du fer à repasser, l'un des rares souvenirs de nos années métal. Le maire actuel mise tout sur le tourisme, et les membres du comité organisateur du Tour de France ne lui ont pas donné tort en faisant de la ville une étape du Tour de 2017. Il ne reste plus qu'à espérer que, parmi les spectateurs venus encourager les coureurs juchés sur des vélos ultramodernes, certains s'écrieront, entre de sauvages hourrah et des youpi enthousiastes : Longue vie, à Longwy !